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Création de valeur : les marques de fabricants tiennent la dragée haute aux MDD

15/07/2018

Marques de fabricants et marques de distributeurs ne génèrent pas la même valeur. Les premières innovent de façon radicale quand les secondes le font de manière incrémentale et sans aucune R&D.

Marie-Ève Laporte et Géraldine Michel,
Professeurs de l​‌’IAE Paris - Sorbonne Business School et membres de la Chaire Marques & Valeurs.

Les marques sont omniprésentes dans le quotidien des consommateurs, en particulier dans le secteur des produits de grande consommation (PGC). En effet, ce secteur est estimé par l’institut IRI à 104 milliards d’euros en France en 2016, soit 10,3 euros par jour et par ménage. Les PGC représentent donc près de 5 % du PIB français. Les marques qui les composent appartiennent tantôt à l’industriel qui les produit (marques de fabricants ou MDF), tantôt au distributeur qui les vend (marques de distributeurs ou MDD). Les MDD portent parfois le nom de l’enseigne (Monoprix, Sephora, Carrefour…), parfois un nom spécifique propre à l’enseigne (Tex de Carrefour, Saveurs d’Ailleurs de Casino, Pâturages d’Intermarché…). Quel est le potentiel de création de valeur des marques (capital-marque ou brand equity) ? En quoi celui des MDF diffère-t-il de celui des MDD ?

Comment les marques créent-elles de la valeur ?

Les marques créent de la valeur auprès de trois figures sociales : les consommateurs, l’entreprise et les collaborateurs. Historiquement, le capital-marque a d’abord été considéré du point de vue du client, et notamment du consommateur 1 (customer ou consumer-based brand equity ou CBBE). Il réside alors dans la capacité de la marque à proposer aux clients une valeur supérieure à celle d’un produit non marqué, via l’image, l’attachement, la préférence ou la relation à la marque. Le capital-marque a ensuite été considéré du point de vue de la performance globale de l’entreprise 2 (firm-based brand equity ou FBBE). Dans cette approche, la valeur de la marque est assimilée à la force concurrentielle qu’elle apporte à l’entreprise sur son marché. Elle prend là en compte le chiffre d’affaires et la part de marché de la marque, son pouvoir de résistance, son potentiel d’extension ou sa durée de vie. Les recherches les plus récentes intègrent désormais une troisième approche, la capacité de la marque à créer de la valeur pour ses employés 3 ( employee-based brand equity ou EBBE).

Quelles sont les différences en termes de création de valeur entre MDF et MDD ?

Ce qui distingue les MDD des MDF n’est pas l’internalisation de la production – certains distributeurs sont aussi fabricants et certaines MDF sont fabriquées en externe –, mais le niveau de contrôle et la distribution de la marque 5. Ainsi, la MDD est contrôlée et animée par le distributeur, et elle fait l’objet d’une exclusivité puisqu’elle n’est pas référencée chez l’ensemble des distributeurs. Cela a des conséquences sur la création de valeur apportée aux acteurs économiques.

Les différences dans l’innovation

On ne peut plus considérer les MDD comme de simples produits « me-too » imitant les MDF : les MDD innovent également. Ainsi, en optant pour un seul format d’emballage pour ses produits capillaires « tête en haut tête en bas », la MDD Système U a vu ses parts de marché doubler dans cette catégorie 6. Cette dimension d’innovation est revendiquée par le salon français des MDD : Marques associées distribution event (MADE). Si les MDD peuvent se prétendre aussi innovantes que les MDF d’un point de vue quantitatif, ce n’est pas le cas d’un point de vue qualitatif, leurs innovations étant le plus souvent limitées à des extensions de gamme.

L’analyse comptable des rapports annuels 2015 montre que la part de la R&D est sans commune mesure entre les groupes industriels de PGC et les enseignes de grande distribution. La plupart des premiers mentionnent de la R&D ; par exemple, L’Oréal déclare avoir déposé 90 brevets en 2015. À l’inverse, les enseignes Carrefour et Casino déclarent n’exercer aucune activité de R&D, et Auchan ne donne pas d’information. De manière générale, à cause des investissements requis, les MDF restent donc pour l’instant plus innovantes que les MDD. Elles sont sources d’innovations radicales, plutôt dans les gammes premium (comme Nespresso ou Actimel), tandis que les MDD innovent de façon incrémentale, surtout dans le coeur de gamme. Cette innovation constitue une force concurrentielle et une source de valeur qui comptent dans le capital-marque du point de vue de l’entreprise, le FBBE.

Les différences dans les relations à la marque

Les études montrent que les MDD génèrent moins de perceptions positives que les MDF 7. L​‌’univers de marque des MDF est plus riche que celui des MDD. Cet élément est un avantage concurrentiel important. Associées à des valeurs fortes, les MDF apportent du sens lors de la décision d’achat. En revanche, les MDD sont plus contraintes pour développer leur image, car elles n’utilisent pas l’ensemble des leviers classiques (l’expérience, la communication marketing et le bouche-à-oreille) 8. En effet, leur distribution est limitée, et elles utilisent peu la communication marketing en dehors des marques enseignes. Dès lors, elles sont moins présentes à l’esprit des consommateurs lorsqu’ils effectuent leur achat : la prédétermination à la marque (l’intention a priori d’acheter une marque donnée dans une catégorie de produits) 9 est plus forte pour les MDF que pour les MDD, notamment chez les clients non usuels d’une enseigne 10. Cela explique les résultats d’une étude réalisée auprès de 22 623 répondants répartis sur quatre continents 11, qui montre que plus la part de marché des MDD est élevée, moins les consommateurs sont prêts à payer plus cher pour les MDF, notamment en Europe de l’Ouest. Lorsque les MDD sont fortement implantées, les consommateurs acquièrent une familiarité qui augmente la prédétermination des consommateurs à la MDD, mais reste en-deçà de la prédétermination à la MDF.
Grâce à leur plus grande force relationnelle, les MDF bénéficient donc d’un capital-marque du point de vue consommateur (CBBE) plus important que les MDD.

Les différences de sens pour les collaborateurs

Une marque donne du sens aux collaborateurs si elle leur apporte une signification, une direction et des émotions 12. Les MDF le font selon la force de leur identité. Les MDD aussi peuvent apporter un sentiment de fierté et en conséquence un certain attachement auprès des collaborateurs, mais le sentiment d’identification se fait davantage via la marque enseigne, qui s’apparente à la marque employeur, que via une MDD thématique ou économique. Ainsi, une étude menée auprès de 200 vendeurs chez Marionnaud et Séphora 13 montre que plus les collaborateurs engagent des relations fortes avec la MDD à travers son image et ses produits, plus ils sont motivés et engagés dans l’entreprise. Ces résultats sont confirmés auprès de vendeurs de l’enseigne Conforama 14, mais l’engagement est moindre avec les MDD thématiques. Le capital-marque du point de vue de l’employé (EBBE) est donc supérieur pour les MDF que pour les MDD.

Au final, MDF et MDD créent toutes deux de la valeur en termes de capital-marque. Toutefois, les MDF restent les initiatrices des innovations radicales et ont une richesse symbolique enviée par les MDD, apportant du sens aux collaborateurs et aux consommateurs. Les MDD ont une plus faible capacité à créer des relations fortes avec les consommateurs, sauf les MDD premium (Monoprix, Galeries Lafayette…), qui se rapprochent des MDF en tant que marques.
D’un point de vue plus macro économique, la plupart des modèles économiques considéraient que l’apparition de MDD avait un impact bénéfique en donnant plus de choix à un prix moindre au consommateur et en rééquilibrant le partage de profit vers le distributeur. Cela est aujourd’hui remis en cause 15. En effet, les MDD se substituent généralement à des MDF secondaires et ne constituent donc pas une offre additionnelle pour le consommateur. De plus, en permettant aux distributeurs de se différencier les uns des autres, elles diminuent de fait les conditions de concurrence et la possibilité de comparer les prix, tout en conduisant à une augmentation de prix des MDF. Le rôle des MDF dans la création de valeur ajoutée dans la filière a donc sans doute été sous-estimé dans ces modèles.
Aujourd’hui, le coeur de la bataille entre MDD et MDF se trouve dans les produits milieu de gamme. Le risque pour les MDF est de se concentrer uniquement sur les produits premium en oubliant d’innover dans leur coeur de gamme. Le défi des MDD est la « premiumisation », qui rejaillit sur l’image prix de l’enseigne. La montée en gamme des MDD est certes légitime pour des enseignes au positionnement haut de gamme et urbain comme Marks & Spencer ou Monoprix, mais nuit à terme aux distributeurs dont le positionnement de l’enseigne est fondé sur le prix. MDF ou MDD, chacune peut trouver sa place et créer de la valeur pour le consommateur et l’économie.

Notes
(1)  Philippe Jourdan, « Le capital marque : proposition d’une mesure individuelle et essai de validation », Recherche et applications en marketing, vol. 16, no 4 (décembre 2001), p. 3‑23 ; Kevin Lane Keller, « Conceptualizing, Measuring, Managing Customer- Based Brand Equity », Journal of Marketing vol. 57, no 1 (janvier 1993), p. 1‑22 ; Chan Su Park et V. « Seenu » Srinivasan, « A Survey-Based Method for Measuring and Understanding Brand Equity and Its Extendibility », Journal of Marketing Research vol. 31, no 2 (mai 1994), p. 271‑288.
(2)  Carol J. Simon et Mary W. Sullivan, « The Measurement and Determinants of Brand Equity: A Financial Approach », Marketing Science vol. 12, no 1 (hiver 1993), p. 28-52.
(3)  Fabienne Berger-Rémy et Géraldine Michel, « Comment la marque donne du sens au collaborateur : vers une vision élargie du capital-marque », Recherche et applications en marketing, vol. 30, no 2 (avril 2015), p. 30‑57.
(4)  Ibid.
(5)  Magda Nenycz-Thiel et Jenni Romaniuk, « The real difference between consumers’ perceptions of private labels and national brands », Journal of Consumer Behaviour, vol. 13, no 4 (juillet 2014), p. 262‑269 ; Vincent Réquillart, Philippe Bontems, et Fabian Bergès-Sennou, « L’impact économique du développement des marques de distributeurs », Économie & Prévision, vol. 189, no 3 (2009), p. 41‑56.
(6)  Géraldine Michel, Au coeur de la marque : les clés du management de la marque (Paris: Dunod, 2009).
(7)  Magda Nenycz-Thiel et Jenni Romaniuk, « The real difference between consumers’ perceptions of private labels and national brands », Journal of Consumer Behaviour, vol. 13, no 4 (juillet 2014), p. 262‑269
(8)  Ibid.
(9)  Tulay Girard et al., « Consumer-Based Brand Equity of a Private-Label Brand: Measuring and Examining Determinants », Journal of Marketing Theory and Practice, vol. 25, no 1 (hiver 2017), p. 39‑56.
(10)  Vincent Réquillart, Philippe Bontems, et Fabian Bergès-Sennou, « L’impact économique du développement des marques de distributeurs », Économie & Prévision, vol. 189, no 3 (2009), p. 41‑56.
(11)  Jan-Benedict E.M. Steenkamp, Harald J. Van Heerde, et Inge Geyskens, « What Makes Consumers Willing to Pay a Price Premium for National Brands over Private Labels? », Journal of Marketing Research, vol. 47, no 6 (décembre 2010), p. 1011‑1024.
(12)  Fabienne Berger-Rémy et Géraldine Michel, « Comment la marque donne du sens au collaborateur : vers une vision élargie du capital-marque », Recherche et applications en marketing, vol. 30, no 2 (avril 2015), p. 30‑57.
(13)  Géraldine Michel, Michaela Merk, et Sevgin Eroglu, « Salesperson–brand relationship: main dimensions and impact within the context of private brand retailing », Journal of Personal Selling and Sales Management, vol. 35, no 4 (décembre 2015), p. 314‑33.
(14)  Ibid.
(15)  Ibid. note 10.

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