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La littérature, parent pauvre du placement

16/07/2016

Écrire un récit contemporain en excluant les marques du quotidien, une gageure ! Bien que littérature et marques fassent bon ménage aux fins de crédibilité et de réalisme, la littérature reste le parent pauvre du placement de produit.

Par Jean-Marc Lehu,
Enseignant-chercheur, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Dans While the Light Lasts (Tant que brillera le jour, en français), l’une de ses nouvelles, beaucoup moins connue que les aventures d’un célèbre détective belge, ancien chef de la Sûreté, ou d’une charmante vieille dame passionnée d’intrigues et résidente de St. Mary Mead, Agatha Christie prend soin, dès les premières lignes, de spécifier que ses personnages roulent à bord d’une Ford. Par la volonté de l’auteure, il ne s’agit donc pas d’une simple automobile, mais d’une Ford. La nouvelle fut écrite pour le Novel Magazine, en 1924, et c’est l’une des rares histoires sentimentales d’Agatha Christie. Elle se déroule dans le présent contemporain de l’époque, dans ce qui est encore la Rhodésie (aujourd’hui principalement la Zambie et le Zimbabwe). Cela fait à peine vingt ans que l’entreprise éponyme américaine a été créée par Henry Ford et un groupe d’investisseurs, à Détroit. Pourtant, la marque automobile se retrouve en plein coeur de l’Afrique, sur des pistes chaotiques, par la grâce d’une auteure britannique déjà connue de son public. Ce n’est que quelques pages plus loin que l’on subodore l’intention subtile de l’écrivain. Chahuté de toutes parts, le personnage de Georges Crozier vocifère contre cette « guimbarde ». Or, Agatha Christie prend alors la peine de préciser à son lecteur qu’il lui faut pardonner la fureur de M. Crozier, car le confort à bord de cette Ford n’est en rien comparable à celui offert par ses deux Rolls-Royce. Les marques ne sont pas particulièrement décrites, leur notoriété et leur image suffisent. Avec l’opposition de leurs deux noms, même en 1924, le personnage est statutairement posé et propice à un imaginaire orienté et ciselé, dans l’esprit du lecteur. Enfin, comme pour insister, consciemment ou non, sur le storytelling évocateur des deux marques automobiles, la « vieille Ford déglinguée » réapparaitra « pétaradante » au cours de la nouvelle... Des esprits mal intentionnés pourraient presque y voir un dénigrement impérial tout britannique de ce produit bas de gamme venu d’une ancienne colonie… Quelques pages plus loin, on apprendra par ailleurs, et en toute cohérence, que Georges a offert un diamant à son épouse Deirdre. Mais là encore, pas n’importe quel diamant ! Un diamant rare, que seules les relations amicales de M. Crozier avec les directeurs de la De Beers lui ont permis d’acquérir.

Repères partagés de la réalité

Miss Marple

Si les marques qui sont citées dans la littérature le sont, dans la très grande majorité des cas, sans même que la marque ne soit informée, c’est avant tout parce que l’auteur y trouve un intérêt pratique double et le plus souvent nature(l). En premier lieu, mises à part les oeuvres se déroulant dans des temps et/ou des lieux éloignés, qui ne peuvent logiquement permettre la mention de noms de marques, la plupart des romans se déroulent dans un univers proche de celui de leurs lecteurs, d’un point de vue spatio-temporel. Or, depuis plus de 200 ans, les marques commerciales se sont développées pour identifier et valoriser des produits ou des services, jusqu’alors essentiellement anonymes une fois sortis de leur contexte de production ou de commercialisation. Les marques font donc partie de notre quotidien, de notre histoire, de notre mémoire collective, guidant notre consommation, informant sur les produits et services, garantissant une certaine qualité et permettant par ailleurs une comparaison plus aisée entre les offres disponibles. N’en déplaise aux activistes anti-marques, ce n’est donc peut-être pas faire montre d’adoration aveugle du veau d’or du marketing que de stipuler une marque dans une oeuvre littéraire, mais d’un souci descriptif le plus cohérent, le plus crédible et le plus réaliste possible. En second lieu, la mention de certaines marques, tendances notamment, peut aussi permettre à l’auteur d’envoyer un signal faible à ses lecteurs sur son positionnement au coeur des évolutions de la société et sur l’inscription de son roman dans une modernité vivante. A contrario, dans un récit historique pas trop éloigné, les marques peuvent témoigner de l’époque où l’histoire est censée se dérouler. La mention de marques disparues, mais emblématiques de leur époque, est aussi une opportunité de réalisme, teinté de nostalgie et qui peut permettre de renforcer la dimension culturelle du récit, de même que son ancrage dans un univers précis voulu par l’auteur. On notera toutefois que les cas de placements orchestrés – initiative marketing de la marque ou de son agence conseil, ou bien de l’auteur, de son éditeur ou de son agent – sont encore rares. Ordinairement parce qu’ils ne sont pas très simples à mettre en place. Marques et auteurs représentent souvent deux mondes qui se connaissent mal, d’un point de vue professionnel. Par ailleurs, la rédaction d’un livre ne répond que rarement à un calendrier prévisible ; ce qui peut freiner la marque, qui apprécie le plus souvent un planning de communication maîtrisable. Ce dernier argument est aussi révélateur de la mauvaise perception que les marques ont encore de la nature fondamentale d’une action de communication à l’aide d’un placement dans une oeuvre littéraire. Celui-ci s’inscrit dans un temps long et diffus et non dans une organisation précise et ciblée. La plupart du temps, les insertions de marques sont donc décidées de manière unilatérale par l’auteur, par attachement personnel à la marque et/ou par utilité descriptive et évocatrice pour une scène particulière. Pourtant, certains livres bénéficient d’un lectorat de plusieurs millions d’individus. Mais pour le responsable de la communication, habitué à des indices de pression prévisionnels dans les médias classiques, il demeure très difficile d’apprécier a priori le succès potentiel d’un ouvrage, a fortiori pour un jeune auteur encore peu connu. À l’ère du R.O.I. tout puissant, l’incertitude n’est pas une caractéristique porteuse.

Marques placées pour le meilleur ou pour le pire

Trois cas de placement de marque peuvent concrètement se présenter. Le placement descriptif neutre est le plus fréquent. La marque est utilisée pour ce qu’elle évoque, situe et représente, sans avoir à en dire plus. Elle est illustration d’économie et de concision du propos, en utilisant auprès des lecteurs des éléments symboliques qu’il peut aisément partager et interpréter. Le portefeuille mondial des marques est suffisamment vaste pour exprimer une origine propre, une position concurrentielle, une dimension prix, une originalité créative, un niveau de qualité, une cible particulière, une spécificité technique, un comportement distinctif, une histoire singulière… Au surplus, l’auteur conserve naturellement la possibilité – ou peut simplement préférer – de préciser la raison/le sens donné à sa citation. Ainsi, lorsque le personnage de Julie pense qu’« avec un 4x4 Audi, le type doit pouvoir lui payer un bon restaurant », dans Juste avant le bonheur (2013), d’Agnès Ledig, cette dernière suggère plus explicitement le positionnement de la marque automobile allemande haut de gamme. Si Maryse Rivière fait lire l’Irish Times à son personnage dans Tromper la mort (2014), ou que le grand-père du héros de L’Instant présent (2016), de Guillaume Musso, portait une Tank Louis Cartier des années 1950, que dans Rien ne s’oppose à la nuit (2013), de Delphine de Vigan, la mère désargentée de l’héroïne « rentre par le RER » d’une soirée en banlieue lointaine, ou encore que Marie, l’un des personnages de Virginie Grimaldi dans Le Premier Jour du reste de ma vie, revend par dépit, « sur Le Bon Coin », un séjour au Mexique gagné en supermarché … c’est avant tout parce que les détails apportés par ces marques facilitent la mise en perspective des caractéristiques des personnages et/ou la perception d’un décor contextuel particulier. Le deuxième cas est celui d’un placement positif pour l’image de la marque, dès lors que la mise en avant du produit support ou la citation du nom de la marque se font dans un contexte favorable et bénéfique pour la marque, d’un point de vue marketing. L’auteur apprécie personnellement la marque concernée, ou simplement estime que pour ses qualités, il est logique que son personnage l’ait faite sienne. Sans nécessairement être encensée, la marque jouit alors d’une mention positive. Lorsque John Grisham décrit l’équipement d’une équipe du SWAT (1) dans Rogue Lawyer (2015) en précisant qu’ils portent notamment une veste en Kevlar, le matériau au nom de marque éponyme est suffisamment connu du public pour éviter la lourdeur d’une préposition décrivant la spécificité technico-protectrice de la veste. La marque est devenue au fil du temps une telle référence qualitative en termes de fibre aramide qu’elle est lexicalisée. Dans Elle & lui (2015), Marc Levy prend soin de préciser que Milly va jusqu’à la stationservice 7-Eleven pour « étancher sa soif d’un Coca ».

Non seulement la « fonction » primaire du soda est mise en avant, mais la marque Coca-Cola est citée dans sa forme familière contractée, ce qui accentue la proximité avec le personnage et indirectement avec le lecteur. Dans Mariachi Plaza (2016), de Michael Connelly, lorsque Lucia Soto présente son téléphone à son collègue l’inspecteur Harry Bosch, c’est un iPhone, mais c’est surtout « le même que le sien », sous-entendu, le modèle de téléphone que tout le monde possède pour ses qualités. Enfin, le troisième cas survient lorsque la marque est utilisée pour des propos négatifs ou à tout le moins dévalorisants pour le produit et/ou la marque. En effet, certains auteurs n’hésitent pas à comparer, critiquer, voire dénigrer des marques dans leur ouvrage. Sans tomber dans des plaidoyers inspirés par Naomi Klein (No Logo, 1999), qui seraient très vite ennuyeux, la critique reste d’autant plus facile que la marque ne peut contre-argumenter. Dès lors qu’il s’agit d’un ouvrage de fiction, les attaques éventuelles pour diffamation sont très rarement couronnées de succès, l’auteur étant logiquement protégé par la liberté artistique de création. Et comme avait pour habitude de le revendiquer avec malice Truman Capote, on ne peut tout de même pas reprocher à un auteur les propos de ses personnages… En 2015, dans The Stranger, Harlan Coben place son personnage dans un bar, où il observe : « Une enseigne néon vantait les mérites de Miller Lite, mais Adam tenait dans sa main droite une bouteille de Budweiser ». Dans Friction (2015), le héros de Sandra Brown constate que les céréales Cheerios « ne font pas bon ménage avec son estomac nerveux, il les jette donc dans la poubelle ». Dans Avant toi (2014), Jojo Moyes ne place pas un smartphone entre les mains de Will Traynor, mais un BlackBerry. Outil de communication diabolique qui lui vaudra une scène de la part de Lissa, insistant « avec une petite moue » en disant : « Lorsqu’il est là, j’ai l’impression de tenir la chandelle. C’est comme si une tierce personne cherchait à capter ton attention. » Le personnage des Nymphéas noirs (2015), de Michel Bussi, critique l’aménagement des jardins du musée des Impressionnistes, à Giverny, en déplorant que cela fasse « un peu trop Barbie » à son goût. La critique est décidément bien aisée… Mais elle est aussi révélatrice du fait que les marques devraient davantage s’intéresser aux placements dans les oeuvres littéraires.

Un storytelling de marque stratégique

Dans la grande famille du branded entertainment, le placement de produits est de plus en plus étudié comme un vecteur pertinent par les annonceurs, tant pour la notoriété que pour la valorisation de l’image de la marque. Comme évoqué dans un précédent article de la Revue des marques (2), depuis plus de 200 ans, des auteurs insèrent des marques commerciales dans leurs romans. Toutefois, comparé au placement dans les films et/ou les séries d’une part, ou dans les jeux vidéo d’autre part, la littérature fait encore figure de parent pauvre pour les placements à l’initiative des marques. Il est vrai que l’écrit est symbole de culture, et la marque symbole de mercantilisme ! L’association n’est donc a priori pas naturelle. Pourtant, si nombre de marques se disent potentiellement intéressées, peu ont accès aux projets en cours, contrairement aux films, dans lesquels – pour favoriser une bonne intégration et pas simplement un placement – les marques et les agences spécialisées interviennent de plus en plus au stade du scénario ou de la pré-production. C’est sans conteste le meilleur moyen de ne pas franchir la ligne rouge. Celle au-delà de laquelle la marque apparaît de manière peu naturelle et/ou trop ostentatoire.
Celle où le lecteur ou le spectateur vont même parfois s’interroger sur cette apparition, qui de facto dénature le contexte de culture et de divertissement dans lequel elle paraît plaquée. Les marques disposent donc indubitablement d’une opportunité de communication insuffisamment explorée à ce jour. Un placement efficient (et si possible efficace) est d’abord et avant tout le fruit d’un storytelling à quatre mains : auteur/réalisateur avec leurs conseillers d’un côté, marque et responsables marketing/communication de l’autre. On résume souvent ces situations avec la volonté ordinaire d’une situation gagnante-gagnante. C’est encore plus vrai en matière de placement de marques. Il est absolument fondamental que le storytelling auquel on parvient soit gagnant-gagnant-gagnant. Il ne s’agit pas de survaloriser une « exception culturelle française », qui paraît parfois bien dépassée, mais l’auteur doit pouvoir rester maître de son histoire, avec ses propres mots et ses propres exigences. Tout comme la marque doit pouvoir s’assurer que son produit et son nom apparaissent dans un contexte favorable.

Enfin, le divertissement et le plaisir culturel du lecteur ou spectateur doivent être garantis par cette collaboration intelligente des parties prenantes initiales, sinon le projet échouera. Oui, les marques sont sources d’évocation et potentiellement terreau fertile complémentaire de l’imaginaire du lecteur. Encore faut-il prendre soin de les choisir à dessein et de les intégrer dans l’histoire à bon escient. Placer et citer des marques à l’envie est facile. Les intégrer parcimonieusement au storytelling, pour l’enrichir et profiter d’une symbiose porteuse de sens l’est beaucoup moins. Les excès sont illustratifs d’une littérature de gare et d’aucuns ne manqueront pas alors de s’empresser d’en appeler à Marcel Arland, qui nous rappelle dans La Route obscure (1924) que l’on ne peut concevoir de littérature sans éthique. Naturellement, marier l’art de la plume à celui du commerce, c’est potentiellement commettre un péché des plus insidieux, pouvant désagréablement surprendre le lecteur aux détours d’une phrase a priori anodine. Mais un partenariat sain, équitable et conscient est une source de communication constructive, potentiellement forte pour la marque, car elle est extraite de son contexte commercial habituel. Il faut savoir raconter, mais pas trop, car une description par trop détaillée amputerait la nécessaire part d’imaginaire dont il revient de laisser la liberté de choix et d’élaboration au lecteur. La marque peut être ici un atout réel. Mais il faut toujours garder à l’esprit que la marque a une vie, un passé et une histoire avant d’entrer dans le livre. Ils doivent être respectés, au même titre que l’autre histoire qui est en train de prendre forme sous la plume de l’auteur. Agatha Christie aurait pu situer les aventures policières de Miss Jane Marple dans n’importe quel petit village du royaume autre que St. Mary Mead. Mais quand bien même elle utilisait des marques pour leur pouvoir d’évocation, avec subtilité et grande parcimonie, elle trouva nécessaire de situer l’épicentre de ses enquêtes dans un village issu de son imagination, dont les comtés variaient même au gré de ses histoires. Un tel équilibre entre le réel imaginaire des marques et l’imaginaire réel de l’histoire est l’une des clés du plaisir du lecteur, et implicitement de la réussite du placement.

(1) Special Weapons And Tactics
(2) « La marque à livre ouvert », La Revue des marques n° 59, juillet 2007.

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