Bulletins de l'Ilec

Éditorial

Le rire et le secret - Numéro 471

09/03/2018

Quiconque y a un peu d’ancienneté se sera posé un jour la question de l’identité de son entreprise, entre un hier et l’aujourd’hui, et aura éprouvé le vertige de qui regarde une photo d’enfance et s’y voit le même et si différent. Quelque changement qu’elle ait connu, il lui semble qu’elle a conservé quelque chose d’intangible qu’il ne sait trop nommer (du moins s’il renonce aux métaphores trompeuses de l’âme ou de l’ADN). Comme un secret au cœur de ce qu’il est convenu d’appeler culture d’entreprise.
Il ne saurait exister d’organisation sans culture propre, tant que l’interaction humaine y a sa place ; seule une entreprise entièrement pilotée par l’intelligence artificielle en serait dépourvue, pour autant que les humains y soient à la fois marginaux et atomisés. L’étrange est que l’intensité de la rotation des personnels ne fragilise pas toujours la culture d’une entreprise, comme si au recrutement une touche maison tendait à écarter les profils qui détonnent. Le secteur, le métier, l’expliquent peu ; les exemples abondent d’entreprises ayant le même métier et des cultures incomparables, alors même qu’elles ne diffèrent pas essentiellement par la taille ou la forme juridique. Quelque chose d’intangible.
Qu’il y ait ou non une relation entre performance et culture d’entreprise forte, et symétriquement des modes de gouvernance plus ou moins conservateurs des cultures d’entreprise, le sujet intéresse assez de dirigeants en quête d’une vision commune pour souder les équipes et se singulariser dans un environnement concurrentiel. De là souvent la tentation de croire qu’une culture d’entreprise se fabrique, et de tenter de substituer à l’existant, méconnu, un artefact prêt à l’emploi. C’est faire bon marché du secret.
Car chaque culture d’entreprise est porteuse d’une science informelle dans l’agencement des savoir-faire et des compétences opérationnelles qui est d’abord un savoir-être : une forme de socialisation qui ne s’exporte pas d’une entreprise à l’autre, parce que constitutive d’un « nous » que s’approprient ceux qui y sont, qu’ils revendiquent plus ou moins et dont ils se font, nolens volens, les passeurs. Une culture ne subsiste pas sans procéder de cette espèce d’intimité du collectif, qui ne se manifeste jamais mieux que dans le rire, inaccessible au profane, dont l’entreprise est l’objet parmi ceux qui la font. On ne se moque bien que de ce qu’on aime. À dix ou vingt ans de distance, le « senior » en sourit encore. Et le sentiment lui vient que cet insaisissable objet qu’il cherche dans l’album n’est pas tant quelque chose qui appartient en propre à l’entreprise que les fils croisés des regards chargés de mémoire qu’avec d’autres il a portés sur elle.

François Ehrard

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