Bulletins de l'Ilec

Éditorial

Le curseur du politique - Numéro 473

15/06/2018

Avec le projet de loi « Pacte » s’annonceraient deux innovations touchant la forme des entreprises, fruits de longs débats et réflexions savantes. L’une viserait à restaurer l’esprit du Code civil et l’intérêt propre des sociétés contre l’interprétation qui a rabattu au fil des décennies leur définition sur les intérêts d’une seule partie ; l’autre à offrir un statut juridique à celles qui voudraient attacher cet intérêt propre à l’accomplissement d’une mission ressortissant au bien commun.

« Mission », « raison d’être », « OSE », « considération des enjeux sociaux et environnementaux », un astre civique irradie l’horizon de la performance, borné toutefois comme à la marelle d’une ligne à ne pas mordre, celle de la politique. Horresco referens ! l’entreprise n’en fait pas. À élargir son objet à l’intérêt commun ou public, à socialiser sa raison d’être, elle pourrait pourtant bien empiéter sur les missions du politique. Après tout, n’a-t-on pas prêté à Google le projet d’un État numérique ?

Quelle est la mission de Facebook : « relier les gens », ou contrôler (en duopole avec Google) la moitié du marché publicitaire ? La seconde paraît plus en phase avec son activité effective, et la revendiquer ne serait même pas cynique, puisque ce contrôle n’est que l’effet d’une accumulation de données que le fondateur de Facebook a justifiée avec le meilleur accent missionnaire (« Nous croyons que… »), le 22 mai devant le Parlement européen : si Facebook détient des données sur les profils des non-utilisateurs de ses services, c’est pour la sécurité de ses utilisateurs, et de tous. Qui ne souscrirait à une précaution de nature à nous garder des piratages, hameçonnages et chevaux de Troie auxquels nous expose le bonheur de paraître en ligne ? La « tech for good » recycle large. Mais comme le remarque pince-sans-rire le groupe des conservative MPs britanniques à Strasbourg1 : « Quel besoin d’Interpol quand on a Zuckerberg ? »

Les entreprises accueillent avec plus ou moins d’empathie les contraintes réglementaires justifiées par le bien commun. L’avantage avec la mission, c’est que la contrainte, on se la choisit. L’entreprise à mission répond à une éthique dont tous les critères ne sont pas décrétés en dehors d’elle ; chaque raison d’être détermine une éthique opérationnelle selon une lecture singulière du bien commun. Aux États-Unis, où prévaut un fort consensus moral et civique, cette lecture singulière est peu menacée d’y déroger.

Mais dans un pays qui entretient ses querelles comme un fleuron de son patrimoine ? L’accueil réservé aux entreprises à mission pourrait y être plus hasardeux. Dans le dissensus sur la définition du bien commun, c’est le politique qui prend la main, avec sa dramaturgie et ce qu’il engage, qui excède les visées d’une entreprise : la souveraineté. D’où peut-être une relative réticence hexagonale, sensible dans les propos du ministre de l’Économie2. Une retouche universelle par le Code civil sied davantage au génie français. Mais s’il faut aménager un coin du droit pour les engouements missionnaires…

1. https://twitter.com/ConMEPs.
2. Bruno Le Maire, le 9 avril dans les Échos, https://is.gd/k8vK7R.

François Ehrard

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