Bulletins de l'Ilec

Mission entreprise - Numéro 474

25/06/2018

L’entreprise n’est qu’un des acteurs de la société. Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’elle se préoccupe de l’intérêt général, mais elle n’a pas à l’assurer seule. Entretien avec Pierre-Yves Gomez, directeur de l’Institut français de gouvernement des entreprises à l’EMLyon Business School

Retoucher le Code civil comme pourrait le faire le projet de loi Pacte ambitionne-t-il de résoudre une difficulté proprement française à considérer qu’une entreprise peut contribuer à des enjeux sociétaux tout en faisant du profit ?

Pierre-Yves Gomez : Il ne s’agit pas d’une difficulté proprement française. Si on ne peut pas conjuguer des enjeux sociétaux avec le fait de faire du profit, c’est tout le capitalisme que l’on discrédite, puisque cela voudrait dire qu’on peut faire du profit en étant indifférent aux conséquences sociétales. Peu de gens défendraient une telle idée, parmi les jeunes générations, mais aussi parmi les anciennes, car depuis toujours les chefs d’entreprise responsables et compétents ont été conscients des enjeux sociétaux de leurs activités. C’est aussi vieux que le paternalisme. Et depuis toujours les défenseurs du capitalisme eux-mêmes ont expliqué que la somme des intérêts privés contribuait à l’intérêt collectif. Je ne vois donc pas ce qui légitime aujourd’hui tant d’agitation sur une question qui tient du bon sens.

Inscrire la mission dans les statuts d’une entreprise suffit-il à changer les comportements ?

P.-Y. G. : Aucune loi ne remplace l’évolution des mentalités. Mais la loi est nécessaire quand il faut rappeler les pratiques correctes face à l’effritement individualiste d’une société. Si j’avais une prévention contre l’inscription d’une mission dans les statuts, ce ne serait pas sur le contenu d’une mission, plutôt sur le fait qu’on semble découvrir que faire de la stratégie de manière correcte implique un but, une mission. N’importe quel stratège vous dira que sans mission il est très difficile d’associer un objectif à une stratégie. Ce qui est agaçant dans les discussions juridiques actuelles, c’est la méconnaissance de la réalité de l’entreprise. Oui, la plupart des entreprises considèrent qu’elles ont une mission et sont fières de l’assumer. Inscrire son existence dans le Code civil, pourquoi pas. Cela ne changera pas grand-chose mais aura le mérite d’offrir à certaines entreprises la possibilité de se différencier de leurs concurrents en se fixant une mission sociale susceptible de leur gagner l’intérêt du public donc des clients…

Y a-t-il matière à redouter « comme avec le principe de précaution » des « intentions louables qui débouchent sur une catastrophe économique et juridique » 1 ?

P.-Y. G. : Dès qu’on rappelle des règles de vie commune qui concernent autant les particuliers que les entreprises, il y a toujours des personnes qui s’inquiètent ou qui crient à la mort de la liberté. Restons sérieux. Ce n’est pas l’ajout de la possibilité de se donner une mission qui va changer grand-chose à la vie des entreprises, ni au monde des affaires.

La prise en compte de l’intérêt de parties prenantes extérieures ouvre-t-elle la voie à de nouveaux contentieux, avec des intérêts opposables aux salariés comme à l’actionnaire ?

P.-Y. G. : Question compliquée, car une chose est de considérer qu’il faut tenir compte des parties prenantes, une autre est de définir le périmètre de cette responsabilité. Notamment parce qu’elle peut ouvrir à d’innombrables contentieux. Mon point de vue est qu’il vaut mieux associer les parties prenantes à la décision de l’entreprise en les responsabilisant, que de les placer en situation de ne pouvoir que critiquer après coup les décisions prises. Cela implique des changements dans la gouvernance, plutôt que dans le périmètre de la responsabilité des entreprises.

Une entreprise à objet social élargi serait-elle nécessairement « codéterminée », avec une forte proportion d’administrateurs salariés ?

P.-Y. G. : Non, on peut imaginer aussi une entreprise qui intègre à son conseil d’administration des représentants de la société civile. Par exemple au conseil d’une entreprise pharmaceutique un représentant de la Sécurité sociale (qui finance les médicaments) ou de l’Ordre des médecins (qui les prescrivent). Les salariés ne sont qu’une partie prenante, même si elle est décisive, puisque ce sont eux qui créent la valeur économique par leur travail.

Dans l’entreprise « objet d’intérêt collectif » (rapport Notat-Senard), le statut du chef d’entreprise devrait-il être redéfini, non plus par sa seule relation aux actionnaires en tant que mandataire social, mais aussi par sa relation aux salariés ?

P.-Y. G. : Le statut du chef d’entreprise n’a jamais été lié aux seuls actionnaires. D’autant qu’il n’est pas toujours mandataire social, et qu’il peut être lui-même un salarié. J’espère que la plupart des chefs d’entreprise ne se sentent pas liés aux seuls actionnaires et qu’ils sont aussi responsables devant leurs collaborateurs (c’est ce à quoi les invitent le droit du travail et le droit social), de leur environnement ou du territoire où travaille l’entreprise. Je rencontre beaucoup d’entrepreneurs de ce type-là, et je m’étonne quand on réduit un chef d’entreprise à une marionnette des actionnaires. Le travail de l’entrepreneur est plus noble et plus intéressant que cela !

La loi pourrait-elle temporiser le pouvoir parfois excessif des actionnaires ?

P.-Y. G. : Je ne crois pas qu’il y aura des initiatives en ce sens. Lors de mon audition par la commission Notat-Senard, j’ai insisté sur ce point : il y a un pouvoir excessif et illégitime des actionnaires lorsqu’ils ne jouent pas leur rôle, qui consiste à assumer la pérennité de l’entreprise. Lorsque l’action d’une entreprise cotée est détenue en moyenne onze secondes, comme c’est le cas aujourd’hui, on peut douter que les détenteurs de ces actions soient des actionnaires au sens initial du terme. Or le système capitaliste a été fondé sur l’idée d’une responsabilité des actionnaires vis-à-vis de l’entreprise, parce qu’ils prennent un risque, et un seul : celui de ne pas être rémunérés en fin d’année s’il n’y a pas de résultat.

Un actionnaire qui ne reste pas assez longtemps dans l’entreprise pour s’intéresser à son destin ne joue pas son rôle. C’est pourquoi il faut faire entrer d’autres parties prenantes dans la gouvernance, à commencer par les salariés. Ce qui pose aussi, soit dit en passant, d’énormes problèmes.

Les entreprises familiales sont-elles plus disposées à devenir des entreprises à mission que les groupes cotés ?

P.-Y. G. : Elles ont en elles-mêmes le sens d’une mission, ne serait-ce que parce que c’est elle qui fait la cohésion du bloc familial détenteur du capital. Lorsque la famille se disloque, c’est souvent parce qu’il y a désaccord sur la mission de l’entreprise. Cela dit, je ne pense pas que beaucoup d’entre elles exerceraient cette option facultative.

L’entreprise, objet d’intérêt collectif : est-ce la voie de la démocratie sociale ?

P.-Y. G. : Ce genre d’entreprise existe depuis longtemps. Ce sont les mutuelles ou les coopératives. On est en train de redécouvrir la roue… Comme le montre l’histoire, même pour les entreprises d’économie sociale qui se sont dotées très vite d’un objet d’intérêt collectif, la démocratie sociale n’est pas si simple, elle nécessite des structures de gouvernance complexes qui doivent toujours être renouvelées.

Où placer le curseur de la réalisation de l’intérêt général par l’entreprise ?

P.-Y. G. : L’entreprise est un acteur de la société comme les autres, à ceci près qu’elle détient le pouvoir économique de produire, avec ce que cela signifie en termes d’emplois, mais aussi de consommation de ressources et d’effets sur l’environnement. Dans une société connectée, on ne peut pas imaginer que l’entreprise ne participe pas au développement, au bien-être, mais aussi à la pérennité de la société.

Pour autant, il est important que l’entreprise ne reste qu’un des acteurs de la société et qu’on ne lui demande pas d’assurer à elle seule l’intérêt général. Ce serait un grand danger pour une société libre et démocratique. Il nous faut des entreprises responsables, participant à la société, mais qui ne se confondent pas avec elle. C’est pourquoi, contrairement à la tendance actuelle, il est très important de maintenir les lieux du dialogue social : parce que c’est une manière pour l’entreprise de trouver sa juste place et les limites de sa responsabilité, en étant en dialogue avec d’autres acteurs de la société.

1. « Les Arvernes » in la Tribune du 31 mars 2018, https://is.gd/50b7zP..

Propos recueillis par J. W.-A.

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