Bulletins de l'Ilec

Étincelle créatrice - Numéro 474

25/06/2018

La raison d’être de l’entreprise ne se décide pas par décret. Non plus que sa mission. Elle vient de la vision du fondateur qui se transmet aux successeurs. Sa force réside dans sa plasticité, sa résonance avec l’époque. Et dans le fait de s’incarner.

Raison d’être, mission… L’entreprise serait-elle entrée, avec le rapport Nota-Senard, dans une nouvelle ère, celle du sens 
– celle de l’âme n’est pas pour l’heure suggérée –, alors qu’hier elle semblait avoir pour unique horizon la rentabilité au service de la performance ? Ce serait aller un peu vite, la longévité de nombre d’entreprises témoignant de la présence de sens, sans lequel elles n’auraient pas eu de raison de survivre. Il est vrai qu’une définition essentialiste de la raison d’être ou finalité de l’entreprise a longtemps prévalu, depuis l’article « The nature of the firm » écrit par l’économiste Ronald Coase1 dans Economica en 1937. Il y explique que l’entreprise a été créée pour réduire les coûts, en temps et en argent, « de transaction » (recherche de compétences, de main-d’œuvre…), en évitant de faire appel au marché pour solliciter des prestations spécifiques. L’entreprise est donc le lieu qui regroupe des salariés pour produire avec des coûts moins élevés à divers maillons de la chaîne de valeur : production, marketing, finance, juridique, logistique, commercial… La fonction crée l’organe.

Avançons une deuxième définition, existentialiste, pour enrichir de son souffle humain la première, par trop réductrice. Elle prend sa source dans l’étincelle créatrice du fondateur, le moment où surgit l’idée, le concept révolutionnaire qui sépare le temps en un avant et un après. Il y a un avant et un après Henri Nestlé, Coco Chanel, Armand Peugeot, Steve Jobs, Marck Zuckerberg… Leur fulgurance fonde la singularité de leur entreprise et le sillon qu’ils ont tracé est creusé par leurs successeurs. Cette étincelle peut avoir pour origine une rébellion contre le monde, une frustration contre un marché imparfait, une ambition humanitaire, une anticipation, la sérendipité… « Ça ne marchera jamais », leur dit-on. Certains se voient confier une mission, d’autres la créent, la provoquent, mais tous ont la même foi, que résume ce triptyque : lancer un défi au monde par leur vision, avec pour dessein de le transformer en contribuant au mieux-être, et pour destin de le prolonger. Les entrepreneurs, ça ose tout, c’est à cela qu’on les reconnaît2. Il est autant de raisons d’être de l’entreprise que d’entreprises qui témoignent de la créativité humaine et de l’enthousiasme de participer à une œuvre collective.

Raisons d’être, de croire et d’espérer

« Inventer un aliment complet, un aliment parfait » pour sauver la vie des bébés sous-alimentés de l’Europe du xixe siècle. On ne parle pas encore de mission sociale quand, diplômé de pharmacie en 1839, Henri Nestlé ouvre un laboratoire de chimie, d’où sort la future « Farine lactée Nestlé », une farine pour nourrissons à base de lait de vache et de pain grillé. Destinée aux enfants âgés de quelques mois et non aux nourrissons, la farine lactée ne dépasse guère la clientèle locale. Jusqu’en septembre 1867, quand elle est donnée à un bébé de quinze jours qui assimile mal le lait maternel et toute autre nourriture. Il guérit grâce à elle. Sur les boîtes de lait Nestlé et toutes les marques du groupe figure le logo, un nid : Nestle signifie « petit nid » en allemand et « se blottir », « se nicher » en anglais. L’entreprise continue de tracer le sillon ouvert par le fondateur, et sa raison d’être, qu’atteste le slogan « Good food, good life ».

Julius Maggi est meunier à Kemptall (Suisse) depuis 1869 quand son ami le docteur Fridolin Schuler, inspecteur fédéral en chef des fabriques et conseiller de la Société suisse d’utilité publique, s’inquiète des conditions d’existence des ouvriers et de l’insuffisance de leur alimentation. La révolution industrielle, synonyme d’exode rural, engendre une autre révolution, l’abandon des comportements alimentaires fondés sur l’autoconsommation. Les paysans deviennent ouvriers et les femmes quittent elles aussi la ferme pour l’usine. La malnutrition frappe les foyers les plus modestes où les mères consacrent moins de temps à cuisiner. Nous sommes en 1882 et la Société suisse d’utilité publique adopte une « résolution pour améliorer l’alimentation des ouvriers de fabriques, en remédiant à son insuffisance et à ses défectuosités » et recommande, à la suite de Fridolin Schuler, l’utilisation des légumineuses, en raison de leur haute valeur nutritive. Et c’est vers Julius Maggi, le plus important des minotiers suisses, qu’elle se tourne. Le 19 novembre 1884 est signée une convention avec Maggi aux termes de laquelle la Société suisse d’utilité publique patronne durant trois ans la nouvelle invention. Les « farines de légumineuses Maggi » servent de bases à des soupes nourrissantes, rapides à préparer et peu onéreuses. La société Maggi et Cie, créée en 1886, a pour finalité la « fabrication et commerce de produits alimentaires et populaires, de spécialités et de produits médicaux ». Les produits instantanés viennent de naître.

Isaac Carasso, homme d’affaires négociant en huile d’olive, en Espagne, depuis 1916, s’inquiète de la santé des jeunes enfants. Nous sommes au lendemain de la Première Guerre mondiale, les enfants souffrent d’affections intestinales en raison des mauvaises conditions d’hygiène et du climat chaud. Il entend parler par des amis médecins des bienfaits d’un produit dénommé « yoghourt » originaire des Balkans. Grâce aux travaux d’Elie Metchnikoff, directeur de l’Institut Pasteur, qui confèrent au produit des vertus curatives dont celle de retarder le vieillissement, Isaac Carasso introduit des ferments lactiques. Le yaourt aura pour nom Danone, surnom de son fils Danon (Daniel en catalan).

La contribution sociétale, qui pas plus que la notion de bien commun n’est écrite alors dans aucun texte de loi, anime également les coopératives et mutuelles, dont on parle comme d’une « troisième voie » ; elles intègrent l’utilité sociale dans le rôle de l’entreprise dès le début du xxe siècle, époque où émerge le statut propre aux mutuelles. La Maif, aujourd’hui « assureur militant », l’est en fait depuis sa fondation en 1934, comme l’atteste le propos d’un de ses fondateurs, Edmond Proust, instituteur : « C’est pour mener, sur le front social, avec nos modestes moyens, la lutte contre le monstre capitaliste, que nous avons fondé la Maaif… Nous affirmons que notre volonté d’émancipation, la netteté de nos tendances anticapitalistes, et le caractère révolutionnaire de notre initiative basée sur l’esprit solidariste des camarades pensant comme nous, furent les causes déterminantes de notre succès ».3

Encore un exemple. C’est à deux visionnaires de la philanthropie, Delessert et La Rochefoucauld-Liancourt, qu’on doit la création en 1818, de la Caisse d’épargne. Ils la destinent aux travailleurs modestes, comblant un vide dans le paysage bancaire français qui était réservé aux élites, en développant une épargne populaire grâce à un produit nouveau, le livret d’épargne…

Les Nestlé et les Danone ont-ils aujourd’hui la même raison d’être que celle inscrite dans les mentalités par leur fondateur plutôt que dans des textes de loi ? Elle s’est enrichie, légitimée par les enjeux nouveaux. Les modalités évoluent, la finalité demeure. Elle sera d’autant plus pérenne que la raison d’être de l’entreprise sera incarnée par les salariés, forts de leur raison d’y être.

1. Ronald Coase a reçu le prix Nobel d’économie en 1991 pour l’ensemble de sa réflexion sur la théorie des coûts de transaction.
2. Paraphrase d’une réplique des Tontons flingueurs, dialogues de Michel Audiard.
3. Guide de la Maaif 1937. À l’époque la Maaif avait deux « a » : Mutuelle assurance automobile des instituteurs de France.

J. W.-A.

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