Bulletins de l'Ilec

À la recherche du client singulier - Numéro 476

25/09/2018

Le temps de la communication massive est révolu. S’ouvre celui des expériences personnalisées, où les équipes marketing créent un univers du possible, tandis que l’IA prend la décision opérationnelle. Entretien avec Stéphane Amarsy, président d’Inbox Group1

Tous les métiers ou fonctions du marketing sont-ils susceptibles d’être assumés par l’intelligence artificielle ?

Stéphane Amarsy : Non, mais tous vont être affectés, y compris le directeur marketing. Les tâches répétitives concernant le ciblage ou des arbitrages opérationnels seront automatisés. Les dimensions qui resteront le propre de l’humain sont celles de la communication (pendant un certain temps) et de la créativité. Un directeur marketing verra devenir automatisables une partie de ses fonctions, comme déterminer les prix, mais les choix stratégiques, la vision et l’appréciation du marché relèveront toujours de sa compétence.

Les missions au cœur des enjeux, direction ou expertise des mégadonnées, management de communautés ou de médias sociaux, sont-elles en pratique du ressort du directeur marketing ?

S. A : L’expertise des données, le nerf de la guerre, concerne tous les départements de l’entreprise, la finance, le merchandising, la logistique, le commercial, pas seulement le marketing. Il ne doit pas obligatoirement en être le principal responsable, mais doit en être un utilisateur averti, pour y exercer et développer son expertise. La préséance sur la gestion des données dépend de l’entreprise, de son organisation, et surtout des appétences des personnes. Il est essentiel aussi de prendre la mesure de la finalité de l’utilisation des données. Dans l’animation des communautés et des médias sociaux, une erreur historique a été commise en rattachant ces missions à la communication, même si au départ cela semblait logique. Aujourd’hui on constate que cela relève du relationnel et du marketing client. Cette dualité pose des problèmes, et des antagonismes se créent.

Avez-vous des exemples de segments de marché auxquels nul n’avait pensé et que l’IA a révélés ?

S. A. : Des millions tous les jours ! Mais l’idée même de segment ou micro-segment a disparu, au profit de l’individu. On découvre des choses que l’on n’imaginait pas, à mesure qu’on touche à la singularité de chaque personne. Hier on choisissait de communiquer de façon massive, par exemple sur la cible des hommes de 35 à 55 ans. Est venu ensuite le segment de la cible. Aujourd’hui, grâce aux données, s’ouvre l’ère où peut être gérée la singularité de chaque client. Il ne s’agit plus de penser pour lui, mais de donner à l’intelligence artificielle les moyens d’agir de façon individuelle et personnalisée. Cela multiplie les possibilités opérationnelles et relationnelles. L’IA va choisir la meilleure expérience à offrir au consommateur. Si j’ai une base de données de deux millions de consommateurs, j’ai deux millions d’histoires. Aucun humain n’est capable de répondre à cet enjeu. L’intelligence artificielle, si. Les équipes humaines sont là pour créer un univers du possible, le plus large, le plus exhaustif, et laisser l’IA prendre la décision opérationnelle.

L’IA favorise-t-elle la concentration chez les prestataires et offreurs de solutions marketing ?

S. A. : Pas aujourd’hui, mais dans le futur, oui. Nous sommes actuellement dans la multiplication des acteurs, et un peu dans le far west, car les mines d’or sont partout. Mais demain, pour investir, il faudra se rapprocher, chercher des économies d’échelle, des systèmes de plus en plus performants, dévoreurs de capitaux.

L’IA est-elle utilisable pour recruter un créatif ?

S. A. : L’IA est utilisable pour recruter n’importe qui, créatif ou non. Mais au-delà des compétences techniques liées au métier, il faut des compétences relationnelles, que l’IA ne mesure pas. Elle ne tient pas compte de la dimension humaine, de la capacité à s’intégrer dans une équipe.

Machines apprenantes multitâches, « apprentissage profond », « apprentissage par renforcement » (à partir d’expériences) : quels sont les types d’erreurs dont l’IA peut tirer leçon ?

S. A. : L’IA doit tirer les leçons de toutes les erreurs, et elle doit en commettre : car si elle n’en fait pas, elle s’appauvrit. L’erreur est la seule façon d’apprendre. Sans erreur, vous ne répondez qu’à ce que vous connaissez des clients aujourd’hui. Or les goûts, les envies, les comportements changent. Si l’IA d’une entreprise ne lui propose pas des choses nouvelles, le consommateur ira les chercher chez un concurrent. Prenons les moteurs de recommandation qui ne cherchent qu’à minimiser l’erreur, pour ne pas être trop intrusifs et ne pas importuner le client : ils ont construit des systèmes convergents qui proposent des choses que les clients aiment, mais pas tout ce qu’ils aiment. Aller chercher tout ce qu’ils aiment, c’est prendre des risques. Dans le cas des opportunités commerciales, des produits, des expériences, on peut se permettre de se tromper, car on n’est pas dans le choix très personnel de la musique par exemple. Instaurer l’erreur, la divergence, c’est la qualité du futur.

L’IA au service de la publicité peut-elle connaître et mesurer l’émotion ?

S. A. : Oui, si l’on dispose de données suffisantes. Dans l’IA, il n’y a rien de magique, tout dépend de la qualité et du type de données. Plus elles sont exhaustives, plus nous pouvons aller loin dans l’analyse du comportement. L’émotion, c’est une temporalité, un tremblement, le regard qu’une webcam activée sur l’ordinateur d’un consommateur peut saisir. Les capteurs placés sur les sportifs permettent de mieux les comprendre.

L’ambition éthique de l’explicabilité des algorithmes (cf. rapport Villani) : en pratique, qui pourrait répondre à un consommateur qui demanderait pourquoi il a été sollicité à l’écran plusieurs fois la veille par la publicité de tel produit ou service ? Avec quel type d’explication ?

S. A. : La demande d’explication est légitime. Je distingue entre ce qui est discriminatoire et ce qui ne l’est pas. Accepter ou refuser un crédit est discriminatoire, proposer ou non une réduction ou un avantage est discriminatoire, aussi faut-il une totale transparence, être capable d’expliquer à quelqu’un la raison de la décision. Si ce n’est pas discriminatoire, comme de proposer des chaussettes bleues et non rouges, alors nulle explication ne peut être exigée. L’explicabilité de l’algorithme est clé, car il est par essence discriminatoire et liberticide : la loi doit l’imposer, car cela ne concerne pas seulement le consommateur mais le citoyen ; même si cela pose beaucoup de problèmes techniques.

Vous venez d’acheter un grille-pain en ligne, et vous gagnez trois semaines de publicité ciblée pour des grille-pain ! Pourquoi les algorithmes sont-ils si bêtes ?

S. A. : Pour une raison simple, c’est qu’ils n’ont pas les données utiles. Ils ne savent pas que le consommateur a acheté le grille-pain. Entre le moment où le consommateur a regardé le grille-pain et le moment où il l’achète, il peut s’écouler trois jours. Il faut avoir toutes les données pour mettre en cohérence l’expérience proposée avec l’acte d’achat. On a alors une chaîne de connaissance totale et partagée par tous les acteurs. Et l’on revient à la question de l’algorithme liberticide. Cette erreur sur le grille-pain est une garantie de la liberté du consommateur.

1. Auteur de Mon directeur marketing sera un algorithme, Kawa, 2017.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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