Bulletins de l'Ilec

Marque-pays, marque globale - Numéro 442

15/03/2014

Le nom France peut-il, seul, par son contenu historique, construire et pérenniser la marque France, ou celle-ci doit-elle être le miroir de la France de demain ? Entretien avec Rodolphe Grisey, fondateur de l’agence Demoniak

Pourquoi des entités du domaine public ont-elles emprunté au privé les attributs de la marque ?

Rodolphe Grisey : Et si c’était l’inverse ? Les marques ont vocation à entrer dans l’imaginaire et le vocabulaire du domaine public, tout en veillant à ne pas devenir génériques. Elles se sont enrichies ou spécifiées, dans certains domaines, en associant le nom valorisant – ou jugé tel – de leurs origines. Dans L’Oréal Paris, Paris est, au moins à l’étranger, largement aussi porteur que L’Oréal.

Ce phénomène est naturel. Dès qu’une entité du domaine public représente des valeurs, elle devient identifiable en s’affranchissant de ses attributs génériques ou spécifiques. Elle devient marque par essence, puisque son nom change de fonction sémantique. Le musée du Louvre devient le Louvre. Et le Louvre peut être à Paris (la maison mère), mais aussi dans d’autres villes ou d’autres pays. Louvre devient la marque mère, ombrelle. Le qualificatif éventuel prénomme les enfants, marques filles. Le Centre Pompidou a quitté Beaubourg et Paris. Bercy évoquait autrefois les chais et le vin, aujourd’hui le sceau est fiscal. Laguiole n’est plus une ville, prise parfois comme une région, mais une marque ou plutôt un label (mais ces deux mots sont-ils vraiment différents ?) évoquant une forme, une qualité, un savoir-faire, une passion, une origine… Champagne, même en France, n’est plus une région mais un vin effervescent. Le terme est censé garantir une origine, des terroirs, des méthodes, une qualité. Les universités doivent aussi attirer du monde, des moyens, d’où la valorisation de leur nom dans leur pays et plus largement. MIT, Harvard, Oxford, Sorbonne sont des « marques » internationales.

Ce qui est relativement nouveau, c’est la prise de conscience par les entités du domaine public du pouvoir (ou du besoin) d’attraction de leur nom. Les marques commerciales en avaient déjà conscience, notamment pour l’origine géographique. À ce pouvoir s’attache un potentiel (ou un besoin) commercial ; ces entités appliquent ou tentent d’appliquer à leur nom et à leur image les règles de la marque commerciale : promotion, protection, extension, identification graphique... Les attributs des marques du privé répondent aux nécessités et contraintes du commerce, et le domaine public a aussi besoin d’argent, ou se rend compte qu’il peut en générer.                  

 Quelles sont les limites de l’analogie entre marque commerciale et marque d’entité publique ?

R. G. : Pourquoi y aurait-il des limites ? Si le domaine public cherche à se faire connaître, à se vendre, à qualifier ou labelliser des produits, des services, un savoir-faire, une histoire, il doit gérer son identité comme une marque. Il faut la valoriser, l’entretenir, lutter contre les imitations, la contrefaçon et la concurrence, le dénigrement. Les limites tiennent à la capacité des entités à gérer certains aspects de la marque. Le plus compliqué reste la gestion en interne. S’il est relativement facile de savoir qui est membre d’une entreprise et porteur de sa marque, incluant les réseaux de vente et de distribution, cette délimitation – et le pouvoir exerçable – est plus complexe pour l’entité publique, sans doute en proportion de son étendue. Comment nos régions – Corse, Bretagne, Alsace… – voient-elles et portent-elles la marque France ?

 Prenons les fonctions de la marque commerciale : distinguer, clarifier, sécuriser, promettre. En quoi une marque-pays y répond-elle ?

R. G : La marque-pays est le cas le plus complexe de l’analogie entre marque commerciale et marque d’entité publique. Commençons par le plus simple, l’analyse de son nom. Si sa notoriété est suffisante (les îles Tuvalu n’évoquaient rien à personne avant que naisse le .tv des noms de domaines), le nom de chaque pays le distingue des autres. Il permet une relative identification, à laquelle s’associent des valeurs, des images, qui peuvent vite devenir relatives. Le nom d’un pays peut donc être promesse d’un accueil, d’une vie meilleure ; promesse de calme et de douceur, ou de chaos et de rigueur ; promesse d’aide, voire d’assistance ; promesse de chaleur ou de froideur… Appliqué à un produit ou un service, il distingue l’origine. Il peut donc aussi être porteur d’une forme de sécurisation (ou de l’inverse), toutefois encore plus relative. Il ne clarifie, utilisé à bon escient, que l’origine, donc ce que cette origine porte comme image.

Mais ces fonctions sont perçues de façons différentes selon les porteurs de la marque-pays, de ce qui se vend sous ou au travers de cette marque. Et selon les relations historiques entre la cible et le pays origine de la marque. La cible concerne aussi bien l’étranger que le pays lui-même. En cela, la marque-pays est comme la marque commerciale, avec laquelle les membres de l’entreprise doivent avoir une relation sereine et positive. À cette différence près que les « membres » d’un pays sont nombreux, avec une histoire en relation à la « marque » beaucoup plus vaste.

 La France aurait-elle des efforts particuliers à faire pour assumer les fonctions de la marque ?

R. G : La France est suffisamment connue pour que son nom (n’allons pas jusqu’à ses emblèmes) soit considéré comme distinctif et localisable. Ensuite il faut se poser la question des publics, internes et externes. La France a une histoire longue et riche. Elle est porteuse d’images traditionnelles fortes et valorisantes dans certains domaines. Nul doute qu’elle puisse séduire, promettre, voire sécuriser dans ces domaines.

Mais pour cela, il faut une sorte d’amalgame. Que vend-on et à qui ? Aux touristes (étrangers mais aussi français), notre accueil courtois et sympathique ? Aux investisseurs, nos relations sociales et fiscales sereines ? Notre savoir-faire pour exporter notre production ? Notre administration exemplaire à nos concitoyens ? La France est un pays considéré comme sûr, mais cette sécurité est-elle la même dans tous les lieux qui la composent, de Marseille à Dunkerque ? Dans tous les univers, du financier au médical ? Pour tous les âges, toutes les provenances ? La marque France, par les efforts de sa population active, de ses entreprises, de ses inventeurs, par ses succès reconnus dans divers domaines, répond aux fonctions fondamentales de la marque, mais il lui reste à en élargir le champ à toutes ses « cibles » et à en maintenir le niveau.

 Quel est alors le territoire de la marque France, le périmètre de produits et services auquel elle s’applique ?

R. G : Ses territoires sont vastes, tout dépend de ce que l’on cherche à vendre et à qui. Le premier est sans doute le tourisme. La marque France couvre aussi tout ce qui est lié à la cuisine et évidemment aux vins et aux fromages. Mais elle pourrait couvrir de nombreux périmètres, humains, historiques, culturels, économiques, moins grand public. Elle l’a fait longtemps. Pour avoir peut-être trop dormi sur ses lauriers et péché par vanité, elle a perdu des atouts. Je ne suis pas certain qu’il faille rechercher son périmètre uniquement dans son histoire.

Toute marque doit savoir évoluer. Peut-elle être, simplement pour avoir été ? C’est encore plus vrai pour un pays. Certains domaines peuvent s’ouvrir à la marque-pays : des domaines presque supranationaux où seule la puissance globale d’un pays peut s’exprimer. Sur un sujet sensible, par exemple la gestion des déchets nucléaires, la marque-pays qui sera la plus sécurisante, la plus claire, la plus lisible, pourra – devra – s’exporter. Mais dans ce type de cas, la marque-pays est confrontée à des problèmes politiques plus vastes. Même une marque multipays n’est pas certaine de réussir ; nous avons été fiers de Concorde, symbole technologique associant les qualités de pays forts et reconnus…

 La segmentation de l’offre par marques-pays répond-elle à un besoin parmi les consommateurs ?

R. G : À quelques exceptions près, il n’est pas du tout certain que le consommateur cherche à segmenter ses besoins ou ses envies en fonction de pays. C’est moins la marque-pays qui répond aux besoins que la qualité, la spécificité des produits ou des services.

 Va-t-on voir les marques-pays se généraliser sur le marché français ?

R. G : Elles existent déjà dans divers domaines. Les motards différencient facilement une allemande d’une japonaise (à deux roues). Le cloud peut être américain (et soumis à des règles extérieures aux nôtres). Mais ce n’est pas en tant que telle la marque-pays qui fait vendre. Si cette tendance devait se généraliser, elle serait révélatrice de divisions profondes, et d’un échec cuisant pour tous ceux qui ont œuvré, souvent avec intelligence, à la mise en commun, voire en communauté, de forces vives.

 Cette segmentation se déclinera-t-elle en pays premium, milieu et entrée de gamme ?

R. G : En supposant que cette segmentation se fasse et que les marques-pays soient globales, il est évident que certains pays auront une aura plus forte que d’autres. Cette aura sera-t-elle la même chez ses voisins et dans des pays plus lointains, c’est une question complémentaire. Les marques-pays devront alors choisir sur quoi elles doivent porter. Malgré une histoire complexe et douloureuse, la marque Allemagne (on pourrait aller jusqu’à dire la marque Bosch) est une référence, y compris en France dans certains domaines. Est-ce suffisant pour nous vendre des ordinateurs, du design, du pain ou des chaussures ? Les marques-pays peuvent être porteuses de valeurs fortes, mais sans segmenter : mettre en valeur des atouts ne veut pas dire que les autres pays n’en ont pas. Le risque est aussi de segmenter par produits. La marque-pays doit être globale, ce qui nécessite un effort commun et surtout une représentation forte.

 De la généralisation d’une telle segmentation, la France est-elle sûre de profiter plus que ses concurrents ?

R. G : Dans certains domaines, sans doute. Encore faut-il que la globalisation de l’image de la marque France ne soit pas ternie par des secteurs dans lesquels nous sommes moins bien perçus. Si la marque France, du fait de notre emblème dressé sur ses ergots, est perçue comme l’exacerbation d’un patriotisme vaniteux, elle ne gagnera pas, ni en externe ni en interne.

 Quels sont les traits majeurs qui fondent la personnalité et l’imaginaire de marque de la France ?

R. G : Comme pour toute marque, il faut éviter les travers et mettre en avant des qualités réelles. La France est un pays doux et accueillant, qui cultive une forme d’esthétisme sensible dans l’alimentation, la création culturelle, les arts de la table, l’artisanat. Les domaines où la France peut exceller sont liés à une recherche de qualité, qualité de vie, qualité du travail, qualité des résultats. La France est aussi le pays de la Révolution, un pays frondeur, donc inventif. C’est un pays libre, un pays de liberté, ce qui peut être une qualité dans de nombreux domaines. C’est un pays responsable : responsable de la qualité de ses produits, de ses services, de sa recherche.

 Quels sont les leviers de l’attractivité de la marque France ?

R. G : Son charme, son inventivité, son courage.

 Si vous deviez choisir une effigie pour représenter la France et sa marque, ce serait une femme ou un homme ?

R. G : Une femme, sans hésitation. La France est une patrie de grands hommes, mais elle est avant tout douce, rassurante, responsable, protectrice, centrale et forte. Elle présente de multiples facettes, physiques et climatiques. Elle supporte mais sait se rebeller. Elle est belle et intelligente. Les termes de sa devise, liberté (qui guide le peuple), égalité et fraternité, sont du genre féminin. Et France n’est pas un prénom masculin.

 Quelle langue parle la marque France ?

R. G : Comme toute marque, elle est en dehors des langues, elle est universelle. Ses codes, ses valeurs, ses arguments, doivent être compris par tous ses publics.

 A-t-elle une identité sonore ?

R. G : Elle aura en tout cas une identité visuelle, même si cela semble un peu compliqué… Je m’étonne du symbole unique présent en fond d’écran du site, a priori officiel, actuel de la marque France. Certes, la tour Eiffel est un symbole universel de la France, elle est le fruit et l’image d’un travail impressionnant, de l’ingéniosité de son créateur, de la production sidérurgique et du travail précis et minutieux de nombreux corps de métiers, mais la marque France n’est pas seulement parisienne ! Le site aurait pu faire défiler d’autres images pour en symboliser l’étendue et la portée.

 Qui dit marque dit concurrence : dans le champ concurrentiel des marques-pays, comment créer la préférence pour la marque France ?

R. G : Comme toute marque, elle doit être portée par la réalité de ses promesses. En interne déjà, par tous ceux qui la font ou qu’elle concerne directement, et qui doivent être fiers ou simplement heureux de la porter ou d’y participer. En externe ensuite, par son gage de qualité, les garanties qu’elle apporte et la sympathie qu’elle inspire, empreinte de séduction.

 Si la France est une marque, qui sont ses ambassadeurs ?

R. G : Les ambassadeurs des marques sont ceux qui les font, ceux qui les utilisent, ceux qui en parlent. Les ambassadeurs de la marque France sont donc tous ceux qui s’y impliquent, artistes, chercheurs, industriels, paysans, éleveurs, artisans, entrepreneurs, restaurateurs, commerçants et représentants du pays. Ce sont aussi tous ceux qui font le succès, ou l’échec, de notre économie, de notre production. Mais aussi, volontairement ou non, tous ceux qui sont exposés aux médias du monde, et qui représentent par leur activité notre pays. La marque France sera à leur image. Qu’ils en soient bien conscients, car la marque-pays ne se vend pas comme un soda ou des avions.

 Comment suscitera-t-elle la fidélité, voire l’attachement transgénérationnel ?

R. G : En ne s’ancrant pas dans un passé parfois révolu, mais en se servant de son histoire pour montrer sa capacité à s’adapter. L’intelligence peut être le fruit de l’expérience. Savoir d’où vient une marque pour comprendre où elle va… La France doit assumer son histoire et recréer du lien interne. La fidélité et l’attachement sont liés au souvenir, à la satisfaction. C’est en encourageant la réussite que le lien devient réel et dépasse les générations.

Propos recueillis par J. W.-A.

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