Bulletins de l'Ilec

L’incertitude, naturelle affinité du digital - Numéro 477

30/11/2018

Plus que de spéculer sur la quantité de métiers qui vont disparaître ou apparaître, mieux vaut baliser le chemin de l’avenir professionnel autour d’une formation précoce, de la centralité du traitement des données et de la prise de risque. Entretien avec Alain Fernandez, consultant en management de la performance1

Est-il sérieusement possible de se faire une idée de la proportion de nouveaux métiers (par rapport à aujourd’hui) à une échéance de dix ou quinze ans?

Alain Fernandez : Ce n’est pas la première transformation technologique d’ampleur que l’humanité connaît. Les bouleversements en matière d’usage ne sont pas faciles à anticiper. Peu de temps avant l’essor de l’ordinateur individuel, Ken Olsen, fondateur de Digital Equipment, ne voyait pas de raison de posséder un ordinateur chez soi. Et qui aurait pu imaginer les usages actuels de l’Internet, ou le succès planétaire de Google lorsqu’en 1998 ses deux fondateurs proposèrent un nouveau moteur de recherche avec un design minimaliste sur un créneau encombré (Yahoo, Altavista, Lycos, Excite...) ?

La mutation technologique que nous vivons semble encore plus rapide que les précédentes. L’exercice de spéculation est d’autant plus ardu. Mais plutôt que de chercher à recenser avec une précision toute relative les métiers qui risquent de disparaître et ceux qui pourraient émerger, il me semble plus profitable de s’efforcer à détecter les grandes tendances portées par ces mutations. Il s’agit en effet d’orienter correctement les formations scolaires et professionnelles, afin de mieux appréhender les futurs besoins de la société et des entreprises. Ainsi, à la louche et sans prétention d’exhaustivité, il semble évident que les compétences en matière d’analyse de données seront plus que jamais une exigence, quel que soit le créneau d’activité. La capacité à coopérer et à travailler en équipe, point fort de la réactivité et de la créativité, et point faible des entreprises françaises, sera toujours plus importante, là aussi quel que soit le secteur.

Il est tout aussi capital de démystifier les technologies, afin qu’elles trouvent leur place d’instruments au service des hommes. Qu’il s’agisse de l’intelligence artificielle ou du big data, il est temps de se débarrasser de la composante passionnelle qui masque la réalité. Il ne s’agit ni de solutions miraculeuses ni d’épouvantails, mais de technologies à domestiquer pour dynamiser la coopération et la créativité.

Pour certains salariés, le futur patron va-t-il être un robot?

A. F. : Au cours des années 1980-90, on parlait beaucoup de l’usine intégrée, sans homme donc, où l’informatique et les robots assureraient quasiment seuls la production ; c’est le concept du Computer Integrated Manufacturing, précurseur de celui d’industrie 4.0. Malheureusement pour le concept mais heureusement pour les salariés, œuvrer dans une entreprise, quel que soit le poste, ce n’est pas uniquement appliquer des procédures. Dans une économie chamboulée comme la nôtre, les aléas sont toujours plus fréquents, et ce sont des décisions ad hoc qu’il s’agit de prendre dans un contexte d’incertitude, donc de prise de risque.

La question est d’autant plus vraie pour le dirigeant. Actuellement, et pour longtemps encore comme le dit Yann Le Cun, directeur du laboratoire d’IA de Facebook, l’intelligence artificielle est loin d’être capable de prendre des décisions dans l’incertitude. Antonio Damasio, spécialiste des neurosciences, a démontré le lien entre la capacité de décider et l’émotion. À son sens, pour égaler le cerveau humain, il faudrait qu’un ordinateur puisse éprouver les sentiments de joie, de plaisir, de tristesse, de peur, de douleur ou celui de la mort, bref tout ce qui fait de nous des humains. C’est seulement parvenu à ce stade de développement que l’ordinateur connaitra la notion de risque, et pourra décider dans l’incertitude, et se tromper aussi, comme un humain.

Un épisode de la série Star Trek (“The Ultimate Computer”, 1968) illustre bien cette question. Un génial mathématicien a mis au point un ordinateur suffisamment puissant pour remplacer le capitaine du vaisseau spatial Enterprise. Pour démontrer les performances de ce nouveau « cerveau », les dirigeants de la « Fédération » organisent une simulation de combat dans l’espace avec d’autres vaisseaux alliés. L’ordinateur s’avère un fin stratège, mais il n’a pas appris la différence entre un jeu de simulation et un vrai combat. Il n’hésite donc pas à détruire méthodiquement les vaisseaux amis qui participent à l’exercice. C’est un peu cela, les limites de l’intelligence artificielle : le manque chronique de bon sens.

Le Livre blanc Agora Industrie2 souligne «l’accroissement des exigences de reporting», et qu’«un tiers du temps y serait consacré dans les entreprises aujourd’hui». L’ère «4.0 » peut-elle infléchir ce qui semble être une tendance lourde à la bureaucratisation?

A. F. : La plupart des dirigeants d’entreprise ont compris que dans un monde hyperconcurrentiel c’est en dynamisant la coopération et l’autonomie de l’ensemble des acteurs qu’on accroît la réactivité et l’innovation. Malheureusement, nombre de ces mêmes dirigeants éprouvent une grande difficulté à accepter le changement. Ils se cramponnent contre vents et marée à des pratiques managériales d’un autre temps. Le contrôle et son bras armé, la bureaucratie, sont le moyen le plus simple pour conserver le pouvoir absolu.

Dans le modèle organisationnel de Henry Mintzberg, les entreprises les moins tentées par le management coopératif maintiennent, comme principe de coordination, un mixte entre la «supervision directe», le reporting, et la «standardisation des processus de travail», la multiplication des normes et des procédures. Pourtant, selon Mintzberg, c’est un principe de coordination par «ajustement mutuel» qu’il s’agit d’instaurer, c’est fondamental pour parvenir à une coopération pleinement assumée. Et c’est justement le principal intérêt de la transformation numérique que de faciliter la coopération. Soyons optimistes, le changement de mentalité des dirigeants finira bien par advenir, lorsque les entreprises concernées commenceront à perdre des parts de marché.

Selon une étude de BPI France Le Lab parue en octobre 2017, l’idée de transformation digitale reste vague pour bon nombre de dirigeants de PME et d’ETI (45%). Le fossé se creuse-t-il avec les grands groupes? Est-ce que les salariés ou les consommateurs ne sont pas parfois en avance sur les employeurs?

A. F. : La question est étroitement liée à celle du retour sur investissement. Il est difficile pour une PME ou une ETI d’appréhender les conséquences d’un tel projet, et d’en estimer les retombées financières. Sans trop forcer le trait, les précurseurs de la transformation numérique, telles les banques, ont surtout apprécié les gains immédiats consécutifs à la réduction de la masse salariale, au niveau du siège ou du réseau d’agences commerciales. C’est en référence à l’ampleur de cette réduction que se mesure souvent la pertinence d’un investissement. Selon cette grille de mesure, l’appréciation du gain financier apporté par la transformation digitale pour une PME n’est pas évidente. D’où la réticence à s’engager plus avant.

Alain Supiot, professeur au Collège de France, remarque que sur le plan comptable les salaires sont considérés comme une charge, et c’est bien là le problème. Les dirigeants n’évaluent pas l’apport de chacun au processus de création de valeur. C’est ce qu’il faudrait réformer en priorité. Ensuite, les décideurs seraient peut-être plus enclins à évaluer différemment l’opportunité d’investissement, et l’on pourrait progresser plus rapidement.

Une remarque : la question de la transition écologique présente tout à fait les mêmes caractéristiques ; les salariés et les consommateurs sont là aussi très en avance sur les dirigeants d’entreprise.

Qu’est-ce qu’une grande entreprise doit commencer par faire pour devenir une «plateforme» numérique ouverte à ses parties prenantes et qui lui soit profitable en termes de création de valeur?

A. F. : Cette question m’évoque les difficultés que l’on rencontre parfois lors de la réalisation d’une plateforme logistique un peu évoluée. Les dirigeants sont trop souvent réticents à partager quelques objectifs stratégiques. Un tel échange est pourtant indispensable pour optimiser au mieux la plateforme dans une optique légitime de création de valeur.

Les freins sont en grande partie liés à la manière d’envisager la conception de la stratégie, qui est toujours influencée par le modèle de Michael Porter. Ce modèle fait l’impasse sur la force des alliances et de la coopération, et privilégie la dimension belliqueuse de la concurrence. Un changement de paradigme pour se rapprocher de la théorie des parties prenantes serait salutaire. Ce serait le moyen de redécouvrir la coopétition, néologisme déjà ancien mais plus que jamais d’actualité.

Dans tous les cas, il vaut mieux ne jamais perdre de vue que ce sont les salariés qui créent de la valeur. Autant profiter des avantages du numérique pour leur faciliter les possibilités de rencontre avec leurs pairs, pour dynamiser les échanges et ouvrir les champs de la formation professionnelle en continu. Le principe des «communautés de pratique» d’Étienne Wenger est un bon exemple pour trouver l’inspiration et bâtir une plateforme ouverte tous. À condition de faire sauter les frontières, et de relativiser la loi du secret, un peu trop exacerbée dans certaines entreprises.

Compte tenu de l’importance des compétences humaines dans l’économie 4.0, la dépense de formation pourrait-elle, du point de vue comptable, passer en investissement, comme l’est le budget R&D?

A. F. : Je ne suis pas spécialiste des questions comptables, mais au vu des règles de fonctionnement des entreprises, il me semble difficile d’envisager la formation comme un investissement. La recherche et développement vise en effet à développer des produits originaux, et les brevets déposés appartiennent à l’entreprise. En revanche, un salarié, aussitôt doté de son bagage formation, peut quitter l’entreprise et le « vendre » ailleurs sans l’avoir auparavant transmis à ses collègues. C’est aussi cela, la mobilité des salariés tant vantée.

Pour autant, on peut envisager cette question sous l’angle de la responsabilité sociétale. La contribution des entreprises à la formation professionnelle en continu pourrait être incitée par des mesures fiscales appropriées. Ce serait une bonne piste de réflexion pour réviser le crédit impôt recherche, critiqué ces dernières années.

Mais là encore, c’est plutôt au niveau de la formation élémentaire et supérieure qu’il est indispensable d’agir pour préparer les futurs salariés aux nouveaux métiers. Inclure la science informatique dans les enseignements fondamentaux dès le plus jeune âge me semble une priorité absolue. Ensuite, plutôt que d’interdire à l’école les outils de communication comme les smartphones, il serait judicieux d’en enseigner le bon usage, pour multiplier les accès à la connaissance tout en incitant à la coopération, un besoin crucial pour la société d’aujourd’hui, et certainement pour celle de demain.

1. Auteur des Tableaux de bord du management innovant, Eyrolles, 2018.
2. https://is.gd/9PLLmZ, p. 17.

Propos recueillis par J. W.-A.

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