Bulletins de l'Ilec

Compétences décloisonnées, compétences personnalisées - Numéro 477

30/11/2018

À l’aube d’un bouleversement des modes d’acquisition de compétences, le système éducatif français doit encore se libérer des représentations sociales qui sont cause des difficultés de recrutement des filières industrielles. Entretien avec Laurent Carraro, rapporteur du Livre blanc 2018 Agora Industrie

Le Livre blanc Agora Industrie affirme que «l’impératif d’individualisation des formations et la nécessité de massification, et donc d’industrialisation des formations ne sont pas antinomiques». Les réformes récentes vont-elles dans le sens de leur meilleure conciliation?

Laurent Carraro : Cette question de la concomitance massification et personnalisation est largement répandue, du publipostage à l’intelligence artificielle, des ordinateurs Dell des années 90 à la production en ligne de véhicules automobiles personnalisés, en passant par celle des puces dans les usines micro-électroniques. Ces évolutions – liées à celles des technologies – sont tirées par le besoin de produits ou services personnalisés sans surcoût prohibitif. Mais le citoyen consommateur est également producteur, il a lui-même besoin d’évoluer et d’accéder rapidement à une offre de formation adaptée et de qualité.

Nous sommes de ce point de vue à l’aube d’un bouleversement profond des modes d’acquisition de compétences, qui seront marqués par la pluralité des acteurs et expériences formatrices. Les réformes en cours vont dans le bon sens, même si je crains que l’administration des dispositifs ne ralentisse une fois de plus la mise en œuvre. Il me semble ainsi qu’une réflexion autour de la simplification des dispositifs, non seulement dans leur essence mais dans leur réalisation concrète, manque encore. Ce sentiment ne concerne pas seulement l’administration des dispositifs liés à la formation professionnelle ou à l’apprentissage.

Lancé en mars 2016 à l’initiative du Conseil national de l’industrie et de l’Alliance Industrie du futur, le projet «Osons l’industrie» a eu pour objectif de créer un «portail internet pour informer les élèves et leurs familles sur les métiers, les formations et les besoins de recrutement». La porosité entre monde éducatif et entreprises est-elle en bonne voie?

L. C. : Cette porosité, que j’appelle de mes vœux depuis de longues années, progresse indéniablement, mais je reste convaincu que la vitesse reste beaucoup trop lente si on la compare aux enjeux. Je rappelais dans un rapport1 que j’ai rédigé en 2017 à la demande du ministère chargé de l’enseignement supérieur : « Nos entreprises, vivent une transformation dont […] la rapidité, on pourrait dire la violence, n’a jamais été vécue par le passé. Cette accélération du temps est d’ailleurs à rapprocher de celle que vit la planète aux niveaux climatique et écologique. […] Face à de tels bouleversements […], la question clef est celle de la capacité du système éducatif à accompagner ces mutations, voire à les anticiper.»

Contrairement à ce que j’évoquais au point précédent où il me semble que de grands progrès peuvent être réalisés au moyen de réformes peu coûteuses, il s’agit ici de modifier sensiblement la logique d’organisation du système éducatif. Le système éducatif est pensé comme composé de sachants éloignés des influences possiblement délétères de l’économie et des lobbys. Cela peut se comprendre pour une formation basique ; le système doit fonctionner en vase clos et les jugements doivent être portés par les pairs. Mais pour notre sujet il faut une porosité entre économie et éducation, ce qui suppose au premier chef que les enseignants comprennent l’économie. D’où les nécessaires interactions multiples avec le monde des entreprises, y compris à travers des expériences personnelles d’enseignants.

Or dans l’enseignement supérieur ce type de démarches décline depuis plusieurs années, en dépit des multiples passerelles qui ont été imaginées, parce qu’elles ne sont empruntées par personne. Pour avancer, il faut mettre en question des principes aujourd’hui considérés comme fondamentaux. Il y a urgence pour l’Université, car des acteurs étrangers ou privés prennent petit à petit place dans le paysage.

Les difficultés de recrutement dans l’industrie sont-elles dues davantage à son image ou à des goulets d’étranglement dans les filières de formation?

L. C. : Les difficultés de recrutement dans l’industrie sont avant tout liées à des représentations sociales. Comment convaincre les jeunes, leurs familles, de rejoindre l’industrie, alors que les médias se font les porteurs de mauvaises nouvelles avec une surabondance de termes négatifs : licenciements, délocalisations, pollution, conditions de travail difficiles, répartition de la valeur au seul profit des actionnaires…

Tout cela ne correspond pas à la réalité de la grande majorité des entreprises industrielles. C’est d’ailleurs pourquoi a été conçu l’événement « L’Usine extraordinaire », au Grand Palais du 22 au 25 novembre, qui vise à diffuser une image plus fidèle à la réalité dans le grand public (l’ambition des organisateurs n’est rien de moins que lancer une sorte de « salon de l’agriculture » pour l’industrie).

Les filières de formation aux métiers de l’industrie connaissent la même désaffection que les entreprises elles-mêmes. Je pense à mes amis de l’École supérieure de fonderie et de forge, qui forme quelques ingénieurs par an très attendus par les entreprises mais qui ne peuvent augmenter leurs effectifs faute de candidats, tant l’image de ces métiers renvoie faussement à des réalités du passé.

Dans l’industrie «4.0», les frontières entre secteurs sont-elles appelées à s’estomper?

L. C. : Oui, même s’il restera des spécificités à chaque secteur. Pour avoir conduit un consortium réunissant académiques et industriels autour de l’exploitation des simulateurs numériques, j’ai pu observer de près combien un professionnel de l’automobile et un autre du nucléaire peuvent partager et apprendre l’un de l’autre. Et nous savons que les constructeurs automobiles voient arriver les Google cars et autres automobiles autonomes avec beaucoup d’inquiétude, la valeurse créant de plus en plus sur le service rendu, et moins sur le produit. Le décloisonnement entre secteurs concerne également la frontière entre industrie et services : les produits sont désormais vendus – lorsqu’ils le sont – avec de nombreux services en support.

La publication du Livre blanc Agora Industrie a suivi de quelques jours l’adoption d’une loi (du 6septembre 2018) qui touche à la formation professionnelle. Le Livre blanc a-t-il vocation à en susciter une nouvelle?

L. C. : Le Livre blanc a été l’occasion de réunir des acteurs qui n’avaient pas l’habitude de dialoguer, dans une démarche cohérente avec la singularité de l’Alliance pour l’iindustrie du futur, qui a été construite dans le même esprit. L’objectif n’était pas de susciter une nouvelle loi mais de permettre à divers acteurs de progresser sur ces questions sans toujours demander à l’État de prendre position.

Ce livre blanc a été conçu pour faire avancer les esprits, avec une visée de long terme. L’ancien fonctionnaire que je suis considère que notre pays demande trop à l’État et ne profite pas assez des libertés qui lui permettent d’avancer. Je serai pleinement satisfait si ce livre blanc aide quelques acteurs, professionnels, institutionnels, académiques ou autres, à prendre de nouvelles initiatives.

1. https://is.gd/9PLLmZ – https://www.cti-commission.fr/parution-du-rapport-de-laurent-carraro-sur-les-formations-en-ingenierie.

Propos recueillis par J. W.-A.

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