Bulletins de l'Ilec

Éditorial

Accomplissement - Numéro 445

01/11/2014

Le vieux verbe complir a une large descendance. Si la compliance, exercice obligé de maintes grandes entreprises, entre interdits et obligations, contraintes juridiques et normes sociales, rappelle son cousinage avec complies, c’est que les termes en usage pour traiter du contrôle de conformité, « principes », « méthode », « discipline », « mission », « règle » ou « observance », portent à se demander si l’entreprise n’en serait pas à l’ère des « moinageurs ».

Autre terme souvent employé à propos des programmes de conformité : dispositif. Un mot dont le philosophe Giorgio Agamben1 trouve l’origine dans la théologie et donne cette définition : « machine qui produit des subjectivations », « oriente les comportements, les gestes et les pensées des hommes », les « guide vers le bien », organisant l’intériorisation des contraintes. Sauf que la prolifération des « dispositifs », ajoute-t-il, ne produit plus que des subjectivations « spectrales » et au final une « désubjectivation » généralisée, à laquelle cet auteur associe l’effacement du sujet politique.

Dans ce contexte, l’entreprise, une des dernières instances stables porteuses d’identité collective, permettrait encore, par les dispositifs de compliance, que soit « produite » la « subjectivation » des individus au travail. En même temps qu’elle tend, par la soft law combinant codes privés et codes publics, à se « constitutionnaliser »2, elle prendrait en charge la conformité à des normes supralégales, suppléant en cela aux institutions politico-religieuses et jusqu’à inclure la sanction du contrevenant.

Les programmes de conformité prêtent donc à interrogations sous l’aspect même de ce qui les fonde : les usages du droit, interrogations dont Stefano Manacorda donne ici un aperçu. Mais selon Blandine Cordier Palasse, seules des considérations gestionnaires de court terme leur sont opposées ; leur légitimité est déjà forte.

Pourtant, ils suscitent en France plus qu’ailleurs des résistances. Stefano Manacorda en devine la raison dans notre système de responsabilité pénale ; Jean-Christophe Grall voit un frein à leur expansion dans l’insuffisante protection des lanceurs d’alertes ; et pour Christophe Roquilly seule la plus jeune génération est en phase avec la démarche.

À moins que l’idée de loi privée que porte la compliance ne ranime parfois des ardeurs d’accomplissement du 4-Août. En France, les sujets ont souvent le goût du compliment, mais ils ne sont pas toujours bien disposés.

1. Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Rivages, 2014.
2. Gunther Teubner, colloque du Collège de France « État social et mondialisation : analyse juridique des solidarités », dir. Alain Supiot, 12-6-2014, avec aussi entre autres orateurs Stefano Manacorda. http://qwt.co/72ky6i.

François Ehrard

Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur notre site. Si vous continuez à l'utiliser, nous considérerons que vous acceptez l'utilisation des cookies.