Bulletins de l'Ilec

Éditorial

Le camion, le vieux pont et l’essence - Numéro 385

01/11/2007

En matière de transport de fret, les rapports se succèdent. Ils iront bientôt plus vite que les trains de marchandises. La prolifération scripturaire répond à la stagnation ferroviaire. A l’heure où le Grenelle de l’environnement se concluait dans la liesse, la SNCF annonçait qu’elle se séparait du wagon isolé, perdu sans doute dans une quelconque translation, à la recherche du centre du monde en gare de Perpignan. Au même moment, Michel Savy le fait remarquer, « le terme découplage a disparu du vocabulaire bruxellois ». C’est dire que la question du transport tient à la durabilité, et cela dans le développement, aussi bien que dans la vie. La Fontaine l’avait prévu qui écrit dans une fable non animalière, intitulée la Jeune Veuve : « Je ne dis pas que tout à l’heure / Une condition meilleure / Change en des noces ces transports… »

Autre façon d’insinuer que les transports ne sont pas à la noce. L’écologiste Michel Dubromel ne le cache pas, pour qui c’est le « transport évité… qui permettra la meilleure réduction des impacts sur l’environnement ». L’économiste objecte cependant, par la voix de Rémy Prud’homme, que « la mobilité favorise la croissance ». Et de rappeler : « C’est sur cette idée que le marché commun a été vendu. » Et pourtant il faut bien qu’elle tourne, constaterait Galilée, faute de quoi, durable ou pas, il n’est plus de développement. Reste à trouver la manière.

Constat liminaire, le camion est omniprésent. Depuis l’époque des « routiers sympas », celle où Jean Yanne faisait les yeux doux à Jacques Martin dans la cabine d’un gros porteur, la cote du gros cul est en chute libre dans l’opinion, dont l’inconscient mélange pollution et congestion, Tarzan et Allende, dans une réprobation mêlée de crainte à l’égard du double essieux. Comme le remarque Philippe Bonnevie, « le transport routier de marchandises ressortant du Grenelle à nouveau diabolisé, il est à craindre que les effets à venir conduisent à son enchérissement… et que les infrastructures routières nécessaires à la fluidité des transports ne soient pas réalisées ».

Pourtant, les solutions radicales ont fait long feu. Il n’est plus question de mettre les poids lourds sur les trains, voire les trains dans les barges, tant il est vrai, selon Jean-Michel Rothier, que « chaque mode de transport est légitime pour un certain nombre de parcours ».

Fallait-il tant de rapports d’experts et de consultations pour en venir à l’idée de bon sens qu’il ne sert à rien d’opposer tout en camion et zéro camion, quand c’est du bon usage du transport routier, ferré ou maritime qu’il s’agit ?

Reste à trouver le critère permettant d’évaluer, compte tenu de l’état des infrastructures, des facteurs de coûts et des sources de pollution, la nature du bon choix entre les modes de transport utilisables. Le critère le plus objectif semble être celui du calcul, le mieux à même, selon Rémy Prud’homme, d’arbitrer entre optimum économique, balance coûts-bénéfices environnementaux et pouvoir d’achat. A quoi Michel Savy objecte qu’il y a un au-delà du calcul, impératif catégorique indépassable, par exemple le respect de la vie : « Pour diminuer le nombre d’accidents, on n’a pas fait payer plus cher le droit à l’accident. »

La découverte du calcul économique, conçu comme une discipline qui s’impose à l’entreprise, ne compte pas que des avantages. C’est, à en croire Joelle Bravais, parce qu’elle se soumet désormais à cette exigence qui prend la forme, séduisante pour le bon gestionnaire, du « haut débit ferroviaire », que la SNCF a décidé de déréférencer 262 gares au titre du wagon isolé. Mauvais coup porté à l’aménagement du territoire, à l’esprit du service public et peut-être même à la prévention des transports inutiles, dans la mesure où la centralisation des services publics oblige les usagers à davantage de déplacements. Et il ne faut pas compter, sauf exceptions remarquables mises en exergue par Yves Puttalaz, sur l’ouverture à la concurrence, pour revitaliser les lignes secondaires mises en sommeil par le service public.

Il faut que les opérateurs fassent preuve d’une conscience environnementale très au-dessus du commun, à moins qu’il ne s’agisse de finesse mercatique très supérieure à la moyenne, comme celle de l’enseigne Monoprix, représentée dans ces colonnes par Hubert Hemard, pour faire venir les trains au seuil de magasins sis au cœur de la capitale. L’initiative est admirable, mais pas exemplaire, parce qu’elle ne témoigne de rien de semblable à la ronde. Il s’agit plutôt d’une exception, qui confirme la règle du confinement progressif des modes alternatifs à la route.

Le politique, les entreprises, la société civile, vous et moi en fin de compte, nous sommes ainsi renvoyés à nos contradictions. Nous n’aimons plus les camions, mais nous ne pourrions vivre sans eux. Nous chérissons les trains que nous ne prenons pas, à l’exception du TGV. En ultime instance, le transport illustre à merveille la théorie heideggérienne de la société technique, dont le maître de philosophie écrivait : « L’essence de la technique n’est absolument rien de technique. » Elle dévoile le mode de relation de l’homme au monde lorsqu’il arraisonne la nature. Nous qui avons tué et empoisonné le Rhône pouvons lire ces paroles prophétiques : « La centrale n’est pas construite dans le courant du Rhin comme le vieux pont de bois qui depuis des siècles unit une rive à l’autre. C’est bien plutôt le fleuve qui est muré dans la centrale. Ce qu’il est aujourd’hui comme fleuve, à savoir fournisseur de pression hydraulique, il l’est de par l’essence de la centrale. »1

Reste à chacun de savoir ce qu’il en est du pont de par l’essence du camion.

1. Martin Heidegger, « La Question de la technique », in Essais et Conférences, Gallimard.

Dominique de Gramont

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