Bulletins de l'Ilec

Politique d’abord - Numéro 414

30/10/2010

C’est dans la sphère politique et culturelle, plus que par les voies juridiques, que la question de la traçabilité et de son bon usage trouvera ses réponses les plus pertinentes. Entretien avec Louise Merzeau, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à Paris-X

Depuis quand parle-t-on de « traçabilité » ?

Louise Merzeau : Je serais tentée de dire depuis des millénaires ! La traçabilité a commencé avec celle des actes (dimension documentaire qui revient aujourd’hui) ; elle a concerné ensuite le suivi des animaux (marquage, propriété, transactions) puis la normalisation des produits de l’industrie de masse, avant d’affecter aujourd’hui les données personnelles. Bref, à chaque étape où s’est posée la question du contrôle, il a été question de traçabilité. Cependant, le mot lui-même est surtout utilisé depuis quelques années dans le registre sanitaire et la démarche qualité, en particulier depuis les crises de la vache folle et de la fièvre aphteuse. Ce qui fait que le terme est connoté du côté de la viralité, du risque et de la suspicion.

Faut-il voir un lien entre l’affirmation d’un besoin de traçabilité des produits et une extension des moyens de contrôler les personnes (exploitation commerciale ou administrative de données personnelles) ?

L. M. : Le parallèle est séduisant, mais je ne pense pas, du moins pas jusqu’à maintenant. La traçabilité des produits procède selon un schéma linéaire (chaîne de production) et poursuit un objectif de rationalisation (des coûts et des responsabilités) par le biais d’une standardisation. Celle des données personnelles procède plutôt d’une vaporisation de ces données (voir la métaphore récurrente du « nuage d’indicateurs » ou cloud computing) et son objectif est le ciblage par personnalisation. Il est vrai toutefois qu’avec « l’internet des objets », le traçage des produits et celui des consommateurs pourront se combiner dans les mêmes chaînes de « traitement intelligent » (gestion des stocks, des commandes, des profils, des tendances…).

La technologie prédispose-t-elle à une porosité entre les deux ?

L. M. : Oui : numérisation, miniaturisation et connectivité favorisent l’étiquetage, le profilage et le traçage des biens et des personnes. Les traces « descendent » à un niveau infinitésimal (en deçà du sens ou du message), permettant d’embarquer de l’information dans toute chose, y compris le vivant.

L’expansion du monde numérique nous expose-t-elle inéluctablement à une traçabilité toujours plus intrusive de ce que nous sommes ?

L. M. : De ce que nous sommes, je ne sais pas. Mais de ce que nous produisons, achetons, partageons, déclarons, certainement. Il serait toutefois réducteur de poser le problème uniquement en termes d’intrusion. C’est en termes de présence numérique qu’il faut penser : nous aurons de moins en moins une vie séparée que l’on pourrait soit exposer, soit protéger de la traçabilité numérique. Toutes nos activités ont déjà une dimension informationnelle qui passe par des réseaux.

« Les données numériques, écrivez-vous, ne signalent plus la continuité d’une présence, mais simplement une identité. » (Hermès 53, avril 2009). Qu’est-ce qui met le plus en question l’identité des personnes sous l’aspect de la traçabilité : le désir de laisser des traces de soi (exposition numérique des egos), ou les traces laissées incidemment, sans délibération (consultations de sites, usage de moteurs de recherche) ?

L. M. : Les deux se nourrissent l’un de l’autre. Mais c’est assurément l’ampleur prise par les traces non intentionnelles (une sorte de mémoire par défaut) qui représente le principal défi éthique, juridique et politique. Ne considérer que l’exhibitionnisme des utilisateurs, c’est oublier que cette propension à s’exposer est elle-même orchestrée et exploitée par les détenteurs des outils de traçage (économiques ou politiques).

D’une façon générale croyez-vous qu’une loi, quelle qu’elle soit, puisse répondre aux enjeux que représente le pistage numérique des personnes ?

L. M. : Non. Il faut bien sûr un cadre légal – qui existe déjà, même s’il reste des vides juridiques. Mais, d’une part, le caractère transfrontière des flux freinera de plus en plus l’efficacité des législations nationales. D’autre part, la loi doit refléter nos choix de société, non nous dispenser d’en faire. C’est politiquement et culturellement qu’il faut poser le problème de la traçabilité.

Le droit à l’oubli ne concerne-t-il que les individus ? Est-il concevable qu’une société en vienne à se confondre avec son propre archivage numérique ?

L. M. : C’est toute l’ambiguïté de la logique de protection des données : elle laisse à penser que le problème ne concerne que l’individu et sa vie privée, alors qu’il s’agit de la définition même de l’espace-temps à partager. Une société qui refuserait de penser l’oubli comme choix (et non comme accident) renoncerait du même coup à sa liberté.

La Cnil, dans son rapport 2009, semble plutôt satisfaite de la possibilité de tracer les traceurs1, à propos de la consultation des fichiers administratifs. La transparence des consultations serait-elle la meilleure garantie de la transparence des données ?

L. M. : Oui, c’est une des voies à explorer. Non pas lutter contre la traçabilité (ce qui serait voué à l’échec), mais mieux l’utiliser, au profit des libertés et d’une nouvelle aptitude à traiter l’information.

1. à propos du Système de traitement des infractions constatées (Stic, bientôt fichier Ariane), la Cnil recommande notamment aux pouvoirs publics d’« exploiter la traçabilité des accès au STIC pour mieux le sécuriser ». Elle se félicite d’avoir obtenu « une traçabilité des accès au RNCPS (Répertoire national commun de la protection sociale) couplée à un mécanisme d’alerte en cas de consultation anormale ou massive du répertoire ». Quant à la traçabilité des actions des « chargés de recrutement » sur les réseaux sociaux, selon la Cnil, elle serait satisfaisante.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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