Bulletins de l'Ilec

Tracer ou surveiller ? - Numéro 414

30/10/2010

La société du contrôle appelle de la part des citoyens une vigilance active, mais aussi des initiatives et un regard critique sur leurs pratiques. Entretien avec Emmanuel Kessous, chercheur au laboratoire de sociologie et d’économie d’Orange Labs

Quelles sont les conditions d’acceptation d’une traçabilité des personnes dans la sphère du marché ?

Emmanuel Kessous : Poser la question en ces termes, c’est déjà adopter le point de vue de l’ingénieur : la technique ne poserait pas de question en soi, mais il faudrait étudier les conditions de son acceptation. On assigne souvent aux sciences sociales ce rôle de mise au jour des représentations et des croyances du néophyte, afin d’éviter le rejet de l’usager dans la diffusion de l’innovation. Pour atténuer la méfiance, tout ne serait que communication et explication ! Il est possible de voir les choses de manière inverse : en concevant des systèmes d’objets à partir des croyances, des valeurs communes, et en adaptant la technique en conséquence. Cela serait une révolution dans la culture de l’ingénieur, mais aussi un moyen de donner du contenu à la figure du client roi, proclamée dans les entreprises, mais qui reste souvent à l’état de slogan. Apple s’est inspiré de ce principe non sans un certain succès.

L’internet des objets pourrait-il favoriser l’avènement d’un Etat traceur des individus par l’intermédiaire des produits ?

E. K. : Il faut situer l’internet des objets dans le contexte de l’économie de la connaissance et du développement des technologies de communication, car il marque moins une rupture qu’une évolution. Lorsqu’on aborde la question de la surveillance, on agite trop vite la figure d’un Big Brother. Ce n’est pas que les craintes d’un contrôle des citoyens soient infondées. Il existe de nombreux exemples du renforcement de leur surveillance, du contrôle aux frontières au croisement de fichiers administratifs. Mais cette généralité occulte les formes de surveillance plus ordinaires.

Nous pouvons distinguer trois formes de surveillance des personnes : la surveillance publique, la surveillance marchande ou entrepreneuriale, et la surveillance interpersonnelle. La troisième se développe autant que les deux autres : on « googlise » un nouveau contact afin de préparer un rendez-vous (le verbe « googliser » a été inventé pour décrire cette pratique). Les adeptes des réseaux sociaux échangent des photos, des liens ou des phrases de statuts pour garder le contact ; mais ce qui les intéresse aussi, c’est de s’immiscer dans la vie intime des membres de leur réseau social. L’humain est ainsi fait, curieux de voir ce qui se passe chez le voisin. Or cette forme de surveillance, latérale, bien qu’anodine, alimente les deux autres. En témoignent les remontrances des services secrets américains contre les dispositifs de vérification des usages de contenus à droits d’auteurs, comme Hadopi, qui risquent d’inciter à l’usage des systèmes de cryptage.

Nous sommes dans une société du contrôle, comme le constatait déjà Deleuze au début des années 1990, ce qui implique une vigilance démocratique. Mais ce constat dépasse la question de l’internet des objets. La transparence peut aussi avoir une face plus civique. On parle alors de « sousveillance » – surveillance par le bas – promouvant des initiatives comme nosdeputes.fr, qui agrège les données publiques d’un élu pour mettre en relation ses prises de parole et ses votes effectifs.

La traçabilité des objets tend à la traçabilité des personnes dans la mesure où ils sont possédés par un utilisateur unique. La traçabilité est renforcée lorsqu’on peut remonter à l’identité patronymique. C’est le cas du téléphone portable, avec lequel le rapport affectif est pour certains si personnel qu’il leur est difficile de le déconnecter. Mais l’internet des objets promet une extension de cette traçabilité à de nombreux objets électroniques qui seront amenés à envoyer automatiquement des données d’usage ou de maintenance. Mêmes si ces équipements sont partagés dans le foyer (chaîne hi-fi, ordinateur…), les informations produites donneront un avantage stratégique à ceux qui les récolteront et sauront les interpréter.

Cela annonce une bataille féroce pour la valorisation marchande des données, qui devrait inciter la puissance publique à délivrer de nouvelles garanties aux consommateurs. Car outre le fait que cette intrusion dans la vie privée menace leur liberté individuelle, les consommateurs sont les véritables producteurs de ces données d’usage. Il existe d’ailleurs des projets alternatifs à la valorisation marchande, qualifiés généralement de « données ouvertes », visant à faire des données, une fois agrégées et rendues anonymes, un bien collectif, les innovateurs pouvant s’en saisir pour produire des services gratuits ou payants, sur le modèle du logiciel libre.

La traçabilité serait-elle porteuse du principe de totale transparence, attribut d’une concurrence pure et parfaite ?

E. K. : Le concept de concurrence parfaite renvoie à des conditions strictes du modèle de l’équilibre général walrasien : les acteurs sont des « preneurs de prix », les biens sont homogènes (donc interchangeables) et l’information de tous les agents est parfaite (c’est-à-dire disponible à coût nul et sans délais). À quoi peuvent être utilisées des techniques numériques (RFID, NFC, internet des objets, géolocalisation, etc.) dans ce contexte ? Elles pourraient renseigner le consommateur sur les composantes d’un produit, donc renforcer sa liberté de choix. Elles lui permettraient aussi, en identifiant le produit et en se connectant à l’internet 3G, de renforcer la concurrence par les prix : un consommateur choisirait un produit dans un magasin et identifierait immédiatement l’ensemble des concurrents qui le proposent à des prix inférieurs dans un environnement proche.

Des applications de ce type commencent à apparaître. Je vous laisse imaginer quels changements leur généralisation pourrait provoquer dans les pratiques de la grande distribution et de la consommation. On peut néanmoins faire confiance aux distributeurs et aux fabricants pour trouver des parades et rendre les produits moins interchangeables, et les calculs entre équivalents plus difficiles. Pour le reste, l’économie réelle est loin de ressembler à un modèle walrasien de tâtonnement centralisé et elle ne le sera jamais.

Quelles sont les limites éthiques à l’exploitation mercatique des usages d’internet et d’autres données (sorties de caisses, moyens de paiement, etc.) ?

E. K. : Il y a pluralité des valeurs. La question peut être reformulée ainsi : la valeur du marché peut-elle justifier l’usage de ces techniques de connaissance du client ? Et peut-on trouver d’autres formes de légitimité dont les valeurs s’opposeraient à leur mise en œuvre effective ?

Pour être légitime, l’enrichissement doit être obtenu dans le cadre d’une épreuve dont les règles sont connues et acceptées de tous. La traçabilité, en rendant plus asymétrique le pouvoir du consommateur et celui du distributeur, peut être critiquée comme un détournement de l’épreuve marchande, qui suppose des acteurs libres dans leurs choix et disposant du même niveau d’information. En revanche, d’un point de vue industriel, l’exploitation des données d’usage sur internet – si elle demeure dans un cadre ne visant pas à tromper le consommateur – peut être vue comme un moyen d’optimiser l’efficacité d’un chef de rayon, en améliorant sa connaissance de la demande.

Si on adopte un point de vue civique, on fera valoir la nécessité d’un cadre juridique pour protéger les personnes vulnérables des techniques marketing les plus prédatrices.

Il n’y a pas de valeur qui prédomine. Un accord acceptable implique un cadre permettant que s’expriment les points de vue d’acteurs de tous horizons et que se forme un compromis garantissant des droits. Certains sociologues parlent de « forum hybride », les juristes de « procéduralisation », pour décrire une transformation du droit qui, tout en continuant à délivrer des garanties de fond, agit comme des règles de procédure dans la mesure où il ne précise pas le fond du droit. Quel que soit le terme, ces travaux traduisent la nécessité de considérer que l’introduction de techniques de numérisation et de traçage dans le commerce et l’économie implique de refonder les règles communes. Cela ne peut se faire sans une juste représentation des acteurs concernés : les fabricants et les distributeurs, mais aussi les informaticiens, les consommateurs et les usagers.

Propos recueillis par J. W.-A.

Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur notre site. Si vous continuez à l'utiliser, nous considérerons que vous acceptez l'utilisation des cookies.