Bulletins de l'Ilec

De la pénurie à l’abondance - Numéro 403

30/09/2009

Depuis sa création, l’Ilec participe à l’évolution du commerce moderne et à la promotion des produits de marque, tout en protégeant les industriels des revendications parfois excessives de la distribution. Un enjeu qui perdure. Entretien avec Philippe Deloffre, trois fois président de l’Ilec entre 1961 et 1993

En octobre 1959 est fondé l’Ilec, « Institut de liaisons et d’études commerciales ». Quelle est l’influence du contexte économique et politique dans sa naissance ?

Philippe Deloffre : Nous n’étions sortis que depuis quinze ans d’un conflit mondial douloureux pour tous. La France, exsangue, procédait à sa reconstruction dans des conditions difficiles. Il faut se souvenir que pendant la durée du conflit notre pays, du fait de la présence des occupants allemands et des conséquences de la situation, avait été contraint à chercher un difficile équilibre : les autorités avaient adopté des dispositions qui ont eu pour conséquence d’estomper, voire de supprimer les libertés économiques ; ainsi furent mis en place la répartition centralisée des matières premières, les tickets de rationnement pour tous les produits de grande consommation, le contrôle des prix sur ces produits et le contrôle des changes sur toutes les importations. C’est en 1955 que les dernières traces du rationnement disparaissent, notamment celles touchant le lait et le beurre. Quant au contrôle des prix, il faudra attendre 1986 pour qu’il soit supprimé. La France vivait donc encore en 1959 dans un certain immobilisme où la plupart des libertés économiques avaient disparu. On gérait la pénurie sous contrôle de l’Etat, qui maîtrisait aussi bien la répartition des matières premières que les prix à la consommation. Quant à la politique, elle était marquée par une grande instabilité qui devait heureusement disparaître au retour du général de Gaulle en mai 1958.

Quelle était alors la nature du système de production et de distribution ?

Ph. D. : Le système de production était stratifié, puisque chaque entreprise ne pouvait produire qu’en fonction de la matière première qui lui était attribuée. En ce qui concerne la distribution, elle était plus ou moins dans les mêmes conditions, tributaire des quantités d’approvisionnement qui lui étaient réservées. Il était donc difficile d’assister à une évolution de notre distribution, qui pourtant cherchait de nouvelles formules.

Le commerce de biens de grande consommation était détenu en majorité par les importants succursalistes des centres de Reims, Saint-Etienne, Le Mans et Tours. Pour assurer la distribution des produits, tous les industriels avaient recours soit aux grossistes, qui redistribuaient dans les multiples petits magasins, soit à la livraison directe au détail, pour les produits périssables. Mais, pour la majeure partie des producteurs, les ventes directes s’opéraient en étroite liaison avec les grands succursalistes, les coopératives de consommation et les grands magasins populaires (Monoprix, Prisunic). à l’époque, les tarifs étaient imposés par la production, compte tenu de l’application des décisions relatives au contrôle des prix. Il faut se souvenir que la période 1946-1958 avait connu une inflation galopante, qui dépassait parfois 10 % par an. La puissance publique avait pour objectif prioritaire de combattre ce phénomène, en cherchant une solution susceptible de faire évoluer le système des prix imposés par la production. C’est en abordant cette évolution, qui devait conduire à beaucoup de flexibilité dans la baisse des prix, que les fédérations professionnelles ont commencé à s’inquiéter des dispositions envisagées. La rumeur publique annonçait la publication prochaine d’une circulaire émanant de la Direction du commerce, qui devait faire évoluer les règles commerciales pour satisfaire une distribution désireuse d’avoir plus de souplesse dans la négociation des tarifs. Mais en agissant ainsi, la distribution n’avait-elle pas oublié que la concurrence devait s’exercer d’abord au niveau de la performance des produits ?

Qui est à l’origine de la création de l’Ilec ?

Ph. D. : C’est Jean-Pierre Pernes, président d’Astra Calvé, qui en fut l’initiateur. Au début de l’année 1958, il réunit quelques patrons d’entreprise de produits de grande consommation comme entre autres Roger Saget (Lesieur), François Dalle (L’Oréal), Jean Bamberger (Olida), Robert Lossel (Nestlé France), Michel Théves (L’Alsacienne), Jean Delanauze (Colgate Palmolive), Rodolphe Joël (Dubonnet), Philippe Cornu (Lever) ou moi-même, pour les Fromageries Bel. Ce groupe informel se composait d’entreprises aussi bien françaises qu’internationales et se réunissait une fois tous les deux mois pour échanger des points de vue sur l’évolution probable du commerce moderne.

 « L’Ilec, écrira en 1968, son premier délégué général, Michel Génin, a été créé en réaction contre les menaces que faisaient peser sur les grandes marques l’évolution du commerce et l’attitude des pouvoirs publics. (…) L’Ilec, et son succès est dû à cela, est allé bien au-delà. » Quels étaient à l’époque les objectifs de l’Ilec ?

Ph. D. : Le groupe informel réuni par Jean-Pierre Pernes a eu pour mission de préparer les réflexions des producteurs pour savoir comment allait évoluer la distribution, face aux bruits qui circulaient sur la disparition probable du prix imposé et du refus de vente. Il fallait créer entre les adhérents présents et les adhérents futurs un climat de confiance, pour faire face aux turbulences qui allaient s’accumuler.

Tout n’a pas été facile. L’unanimité ne s’est pas faite spontanément pour définir les objectifs du futur institut et fixer les moyens à mettre en œuvre au service de ses objectifs. C’est pourquoi le groupe informel s’est réuni en septembre 1959 à l’abbaye de Royaumont. Après deux jours de discussion, de réflexions et même de méditation, l’Institut d’études et de liaisons commerciales était né1.

Le groupe en avait choisi le premier président en la personne de Bertrand de Casanove, président de Saint-Raphaël, et avait engagé comme délégué général Michel Genin, qui demeurera à ces fonctions jusqu’en 1980.

La circulaire Fontanet de mars 1960 favorise l’émergence de la grande distribution, en interdisant aux industriels les prix imposés et le refus de vente. La naissance de l’Ilec, six mois plus tôt, est-elle en rapport avec cette orientation des politiques publiques ?

Ph. D. : Effectivement, la préparation de la circulaire Fontanet a été, en quelque sorte, le catalyseur de la naissance de l’Ilec. Certaines actions lancées par Edouard Leclerc, qui souhaitait pouvoir imposer son action au niveau des tarifs des fabricants, ont provoqué plusieurs réactions négatives. Ces faits ont conduit le Quai Branly à engager une réflexion qui a débouché sur la publication de la circulaire du ministre du Commerce, Joseph Fontanet. C’est en octobre précédent que l’Ilec avait publié ses statuts. Cette création répondait au souhait des fondateurs de se regrouper pour favoriser l’évolution du commerce moderne et, du même coup, la promotion des produits de marque, mais en cherchant à éviter que les producteurs ne soient laminés par les excès des revendications de la distribution. N’oublions pas que le texte de la circulaire Fontanet, dont l’objet était d’organiser au stade de la distribution la « libre concurrence », insistait sur ce membre de phrase : « essentiellement par les prix ». Inutile de souligner que les producteurs considéraient ce membre de phrase comme particulièrement dangereux.

Existait-t-il à l’époque des équivalents de l’Ilec dans d’autres pays ?

Ph. D. : à l’origine, cet institut était spécifiquement français. Cependant, il donnera naissance à l’Ilec espagnol (Promarca) et participera, au niveau européen, à la création de l’AIM, qui regroupera les organisations homologues existant dans les pays de la Communauté européenne. (Il faut cependant reconnaître que l’homologue suisse de l’Ilec a déjà fêté son premier siècle d’existence.)

La notion de marque a-t-elle été d’emblée l’élément fédérateur des adhérents ?

Ph. D. : Tous les adhérents de l’Ilec sont par essence producteurs de produits de marque, et très souvent de grandes marques, non seulement nationales mais internationales. L’image de la marque est une signature qui engage le fabricant à produire en qualité, en donnant au consommateur toute garantie de sécurité. C’est un ensemble d’exigences qui doit se renouveler, en obligeant le fabricant à se tenir à la pointe des innovations technologiques.

L’époque est celle de la naissance du libre-service, du supermarché et, en 1963, de l’hypermarché. Ce nouveau commerce est-il d’emblée compris par les industriels comme la voie royale de l’expansion des produits de marque ?

Ph. D. : Oui, cette évolution du commerce était souhaitable, mais la façon dont elle était abordée par la réglementation pouvait inquiéter les producteurs. La distribution, sentant la liberté des échanges revenir à grands pas, a cherché à parfaire sa formation en s’inspirant de l’exemple américain. C’est l’époque où beaucoup de distributeurs vont rejoindre à Dayton le gourou de la distribution, Bernardo Trujillo, auteur du célèbre « Si vous voulez réussir dans vos magasins, pratiquez l’îlot de perte dans l’océan des profits ».

En quoi l’Ilec a-t-il été précurseur, par ses travaux de recherche ou propositions de réforme ?

Ph. D. : En 1961, j’ai succédé à Bertrand de Casanove à la présidence de l’Ilec, et j’ai pu régler le problème du monopole de Nielsen dans le domaine des études commerciales. C’est ainsi que l’Ilec a été à l’origine de Cecodis, devenu, avec deux panels de quatre mille ménages, la principale société de ce type en France.

Mai 1961 voit le lancement du premier numéro des Cahiers de l’Ilec, qui deviendront, en 1968, la revue Concurrence. En octobre 1961, la Sedif, Société d’études pour la diffusion des produits frais, est créée. En novembre 1961, le Giac, Groupement des industries alimentaires et de grande consommation, est institué pour faciliter l’accès des industriels au marché financier. En novembre 1963 est créé l’IECD, Institut d’études des coûts de distribution, un domaine où il n’existait pas de mesures précises. Plus tard viendront l’AIM (1967), Genco (1970), en coopération avec l’Institut français du libre-service, au service du code à barres ; la Fondation française pour la nutrition (1974), qui deviendra IFN ; la Fondation de la marque (1986), pour dialoguer avec le Parlement, Prodimarques (1987)2  pour la défense et l’illustration de la marque ; la société de portefeuille Ecopar et la SA Eco-Emballages (1992), pour la collecte et le recyclage des emballages… Parallèlement, l’Ilec n’aura de cesse d’entretenir le dialogue avec ses partenaires de la distribution, pour chercher à résoudre les nombreux problèmes posés par le dynamisme de la concurrence.

Quels ont été les enjeux et les événements majeurs lors de vos présidences ?

Ph. D. : J’ai été élu président de l’Institut trois fois : en 1961, en succédant au premier président, en 1975 et de 1986 à 1993. J’ai donc traversé toutes les grandes périodes d’évolution de la grande distribution, de Leclerc à Carrefour en passant par Promodès, Intermarché et Système U. J’ai dû aussi faire face à la naissance de supercentrales qui, de françaises, se sont transformées en supercentrales européennes. Nous avons eu des tensions, certes, mais nous avons toujours abordé les problèmes sans passion, avec raison. C’est pourquoi je reprends la conclusion d’un grand homme, François Dalle, qui a beaucoup fait pour l’Ilec : « Ce qui est remarquable avec l’Ilec, disait-il, c’est que cette institution, au lieu de vieillir, ce qui est le sort général de toutes les institutions, a continué et continuera à entreprendre. »

1. L’Ilec sera officiellement constitué en tant qu’association 1901
le 19 octobre 1959.
2. Année de la relance de Prodimarques, d’abord créée en 1966.

Cinquante ans de travaux

  • Janvier 1961 : Reprise du panel Stafco et création du Centre d’études de la consommation et de la distribution (Cecodis) avec deux panels de quatre mille ménages.
  • Mai 1961 : Premier numéro des Cahiers de l’Ilec (revue qui deviendra Concurrence de 1968 à 1972), éditée par la Sodelec, société d’édition créée par l’Ilec.
  • Octobre 1961 : Création de la société d’études pour la diffusion des produits frais (Sedif), qui a pour objet d’améliorer la distribution des produits périssables.
  • Novembre 1961 : Création du Groupement des industries alimentaires et de grande consommation (Giac), qui a pour objet l’accès aux marchés financiers.
  • Septembre 1962 : Premier entrepôt de la Société nationale des entrepôts collectifs (Snec), qui gère des stocks pour le compte de plusieurs fabricants (d’autres sociétés d’entrepôts seront créées sous les noms de Siec, Sintec, Comare, Loren).
  • Novembre 1963 : Création de l’Institut d’étude des coûts de distribution (IECD), organisme pionnier dans l’approche des coûts de la chaîne d’approvisionnement.
  • Mai 1966 : Création de Prodimarques, association de défense et d’illustration de la marque, regroupant des industries de biens de grande consommation et des pétroliers.
  • Mars 1967 : Création du Groupe d’étude de la consommation hors foyer, visant à favoriser la productivité des circuits collectifs et de leur approvisionnement.
  • Octobre 1967 : Création de l’Association des industries de marque (AIM), sur une initiative de l’Ilec visant à réunir ses homologues à l’échelon européen.
  • Juillet 1968 : Participation à la création du Gerop, qui va viser à la modernisation de la représentation patronale et deviendra l’association Entreprise et Progrès.
  • Mars 1974 : Création de la Fondation française pour la nutrition, qui deviendra l’Institut français pour la nutrition (IFN).
  • Juin 1970 : création, en coopération avec l’IFLS, de Genco, qui deviendra Gencod (puis EAN-France et GS1 France), organisme pionnier du code à barres.
  • Juin 1974 : Création de l’Institut pour la formation dans les industries de consommation (Iforco), répondant à l’esprit de la formation professionnelle continue.
  • Novembre 1986 : Création de la Fondation Marque, Entreprise, Environnement (Feme), instance de dialogue avec les pouvoirs publics.
  • Mars 1987 : Relance de Prodimarques.
  • Février 1990 : Contribution à la création de Promarca, homologue de l’Ilec en Espagne.
  • Août 1992 : constitution du holding Ecopar, dont l’objet est le financement d’Eco-Emballages ; création de la SA Eco-Emballages, pour la collecte et le recyclage des emballages.
  • Janvier 1995 : Premier numéro de la Lettre de l’Ilec, mensuel d’information et de liaison réservé aux adhérents de l’institut.
  • 1996 : Contribution au processus législatif devant conduire à la loi du 1er juillet 1996 dite loi Galland.
  • Avril 1996 : Le périodique fondé en, 1976 et déposé depuis 1992 sous le titre Economie, consommation et environnement, publié par Agra Alimentation (Agence générale de renseignements agricoles et alimentaires), tiré à quatre mille exemplaires et diffusé auprès des pouvoirs publics, des médias et des décideurs économiques, devient le Bulletin de l’Ilec.
  • Mai 1994 : Relance de la Feme, qui devient Forum industrie-Parlement (FIP), où se rencontrent des dirigeants d’entreprise et des parlementaires, de la majorité et de l’opposition, attachés à développer la compréhension entre le monde politique et l’industrie.
  • 1995-1997 : Les travaux du « comité ECR » (« Efficient Consumer Response ») créé au sein de l’Ilec, menés en liaison avec Gencod et quelques distributeurs, aboutissent à la fondation d’ECR France, association paritaire visant à l’optimisation de la chaîne d’approvisionnement pour répondre aux besoins des consommateurs « plus rapidement et à moindre coût » (homologue des organismes ECR est apparus en 1992 aux Etats-Unis et en 1994 à l’échelon de l’Europe). 
  • 1998 : Création du Conseil national de l’emballage (CNE), qui réunit les parties prenantes intéressées par la réduction des déchets d’emballages à la source. 
  • 2001 : Contribution au processus législatif devant conduire à la loi du 15 mai 2001, dite NRE (« Nouvelles Régulations économiques »).
  • 2002 à 2003 : Publication de trois vagues d’une étude intitulée Observatoire des marges de la distribution, qui vont constituer une référence pour les pouvoirs publics dans le débat sur l’évolution du droit entourant les relations industrie-commerce. 
  • 2003 : Lancement du site www.ilec.asso.fr, réunissant une présentation des activités de l’institut, des versions numériques de ses publications (indices de marchés, Bulletin, communiqués de presse…), ainsi que, dans des pages à accès restreint, les supports d’information exclusifs à l’intention de ses adhérents (enquêtes d’étalonnage, indicateurs de marché, archives des réunions, documents de référence par métiers, etc.).
  • 2004-2005 : Contribution au processus législatif devant conduire à la loi du 2 août 2005, dite loi  Dutreil (« titre VI portant sur la modernisation des relations commerciales »).
  • Octobre 2005 : Publication de l’étude du Pr Simon Parienté Rentabilité des acteurs du secteur des produits de grande consommation, performances financières comparées des industriels et distributeurs.
  • 2007 : Contribution au processus législatif devant conduire à la loi du 3 janvier 2008, dite loi Chatel.
  • 2008 : Contribution au processus législatif devant conduire à la loi du 4 août 2008, dite LME (« loi de modernisation de l’économie », volet « concurrence »).

Propos recueillis par J. W.-A

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