Bulletins de l'Ilec

De la puissance d'achat à la puissance de vente ? - Numéro 320

01/01/2001

La théorie économique classique de la concurrence semble, aujourd’hui, inadaptée pour rendre compte du phénomène de la puissance d’achat.

Née en France, sous sa forme actuelle, dans les années 50, la grande distribution a acquis, depuis les années 70, une gigantesque puissance, d’abord sur le marché amont, celui des rapports avec les fournisseurs, où est apparu un pouvoir nouveau, celui de la puissance d’achat, plus récemment sur le marché aval, celui de la vente au détail de biens de consommation, avec la concentration des groupes de distribution. Cette puissance a très évidemment permis des gains d’efficacité économique car les grands distributeurs offrent aux consommateurs des produits plus nombreux et à des prix inférieurs. PUISSANCE D​‌’ACHAT ET THEORIE DE LA CONCURRENCE Malgré ces avantages immédiats pour le consommateur, le bilan de la puissance d’achat de la grande distribution, à moyen et long terme, est nettement plus nuancé. Les producteurs ont de plus en plus de mal à faire face aux exigences de la grande distribution. La raréfaction du linéaire (qui est parfois due à l’intervention publique) les place dans une situation de dépendance, encore aggravée par le développement des marques distributeurs, qui bénéficient d’une priorité d’occupation. Seules deux ou trois grandes marques incontournables dans chaque secteur sont susceptibles de résister alors que les petits et moyens producteurs, très souvent, n’ont plus accès aux linéaires. A terme, la diversité de l’offre de produits, et même leur qualité, pourraient être remises en cause. L’enjeu de l’application, au secteur de la grande distribution, du droit de la concurrence se résume en définitive à une question : l’ « effet prix » positif qu’a entraîné jusqu’à présent le développement de la grande distribution, suffira-t-il à compenser l’ « effet différenciation » négatif ? Le développement actuel des opérations de concentration entre distributeurs va doter ceux-ci d’un surcroît de pouvoir de marché : continueront-ils longtemps à répercuter les baisses de coûts sur les consommateurs ? LA THEORIE CLASSIQUE INADAPTEE La protection des intérêts à long terme des consommateurs par les règles de la concurrence se heurte cependant à une difficulté : la théorie classique de la concurrence peine à appréhender le phénomène de la puissance d’achat. D’abord, les pratiques de la grande distribution ne sont pas contraires aux objectifs traditionnels de la concurrence, à savoir permettre aux consommateurs de bénéficier d’un abaissement du prix des produits. Surtout, la théorie de la concurrence ne se préoccupe pas de questions de répartition : peu importe que l’argent aille au producteur ou au distributeur. Le Conseil de la concurrence a rendu compte de cette position dans sa décision Cora du 8 juin 93 : « Même si les accords et pratiques abusives susmentionnés aboutissent à des transferts injustifiés de ressources des producteurs vers le distributeur dont la puissance d’achat s’est accrue par le biais de la concentration, et aussi préoccupants que peuvent être de tels transferts dans une situation institutionnelle et économique caractérisée par une tendance au développement des opérations de concentration dans la distribution, ces accords et pratiques ne peuvent être qualifiés d’abusifs que dans le cas où il est établi qu’ils ont eu pour objet ou peuvent avoir pour effet de limiter la concurrence soit sur les marchés des produits en cause, soit entre le distributeur qui a bénéficié de ces transferts et d’autres distributeurs. » Les pratiques en cause qui ne visent que les concurrents, mais n’affectent pas la concurrence, car les consommateurs en bénéficient partiellement, ne sont pas contraires à la théorie de la concurrence, qui ne protège pas les concurrents, mais la concurrence. Cette conception produit des conséquences sur le plan de la technique du contrôle. PUISSANCE D​‌’ACHAT ET DROIT DE LA CONCURRENCE Parce qu’il tend à garantir le fonctionnement normal du mécanisme de formation des prix, le droit de la concurrence a d​‌’abord pour objet de contrôler le pouvoir de monopole, c​‌’est-à-dire le pouvoir économique d​‌’une entreprise sur un marché de produits ou de services. Or, les différentes enseignes de la grande distribution ne disposent le plus souvent, sur un marché déterminé de produit, que d’une part relativement faible. Parce que la condition de domination du marché manque, les règles relatives à l’exploitation abusive d’une position dominante ou celles relatives au contrôle des concentrations ne s​‌’appliquent que rarement. La prohibition des ententes n​‌’est guère plus adaptée : les abus étant imposés par les grandes enseignes à leurs fournisseurs, la condition d’un accord de volontés, fondement de l’entente, est rarement satisfaite. Les autorités de contrôle se sont vite aperçues que le contrôle de la puissance d​‌’achat impliquait une adaptation des règles du droit de la concurrence. C’est surtout au niveau national que des moyens spécifiques, en rupture avec les solutions traditionnelles du droit de la concurrence, ont été développés afin de lutter contre les abus de la grande distribution. Dans un premier temps, des pays comme la France et l’Allemagne ont introduit dans leurs législations, à côté des interdictions classiques du droit de la concurrence, une incrimination spécifique, l’exploitation abusive de la situation de dépendance d’une entreprise. Mais cette incrimination nouvelle fut inefficace : la conception restrictive de l’état de dépendance économique et la nécessité de prouver l’effet sur le marché des pratiques en cause, n’ont pas permis aux autorités de la concurrence d’intervenir. Avec la loi Galland de 1996, le législateur français a choisi, pour palier ces difficultés, de rompre avec les solutions traditionnelles du droit de la concurrence, en créant des cas d’abus de dépendance sanctionnés civilement, per se, sans qu’il soit nécessaire de constater un effet anticoncurrentiel sur le marché. L​‌’Espagne vient d​‌’adopter récemment une réforme similaire : elle sanctionne désormais l’abus de dépendance, per se, et ne requiert plus d’effet sur le marché. UN VERITABLE BESOIN DE CONTRÔLE Le mouvement législatif, tendant à sanctionner per se les abus de dépendance, se poursuit : en France, le projet de loi sur les nouvelles régulations économiques, actuellement en discussion au Parlement, étend encore la protection offerte aux producteurs. Les exemples d’abus se précisent et le projet de loi énumère des hypothèses toujours plus concrètes de clauses frappées de nullité dans les accords entre producteurs et distributeurs. Cette évolution révèle à la fois l’existence d’un véritable besoin de contrôle, mais aussi les risques d​‌’une démarche législative interventionniste. Pour permettre une application effective des textes, la loi Galland avait autorisé le ministre de l’Economie à agir, aux lieu et place des entreprises victimes des pratiques abusives, pour faire cesser les pratiques concernées. L’atteinte au principe classique selon lequel « nul ne plaide par procureur » sera encore accentué par le projet de loi sur les nouvelles régulations économiques, qui permettrait même au ministre de demander, outre le prononcé d’une amende civile dont le montant peut atteindre 2 millions d​‌’euros, la restitution des sommes indûment versées. L’adoption de textes, d’application très large, remet en cause tout notre droit contractuel. La loi sanctionne ainsi la rupture sans préavis d’une relation commerciale établie, le délai de préavis pouvant être fixé par le biais d’accords professionnels, voire même par arrêté ministériel. Le texte prévoit, certes, la résiliation sans préavis en cas d’inexécution par une partie de ses obligations, ou en cas de force majeure. Mais son inspiration, fortement protectionniste, rendra probablement la résiliation de tous les contrats plus difficile si la partie résiliée est dépendante. Le contrôle des abus liés à la puissance d’achat par le biais de règles spéciales aboutit ainsi un droit dirigiste peu efficace, pour deux raisons au moins : ces règles se bornent à instaurer un contrôle a posteriori ; elles sont tellement larges que le juge hésitera à les appliquer. Voici pourquoi certains ont estimé que pour remédier de façon durable, préventive et efficace aux abus de la grande distribution, il vaudrait mieux recourir aux règles sur le contrôle des concentrations destinées précisément à prévenir l​‌’apparition des phénomènes de pouvoir de marché. PUISSANCE D​‌’ACHAT COMME PUISSANCE DE VENTE Utiliser le droit des concentrations pour appréhender le phénomène de la puissance d’achat supposait, cependant, une adaptation du mécanisme de contrôle. L’analyse économique traditionnelle, appliquée en droit de la concurrence, conduit en effet à n​‌’apprécier le pouvoir des distributeurs que sur le marché aval, celui de la vente au détail des biens de consommation, et en aucun cas sur le marché amont, où producteurs et distributeurs s​‌’affrontent et où les abus apparaissent. Conscientes de cette situation, les autorités de contrôle, tant françaises que communautaires, se sont progressivement intéressées au marché amont, celui des rapports entre producteurs et distributeurs, sur lequel la puissance d​‌’achat se manifeste. La décision Kesko / Tuko du 20 novembre 1996 marque, de ce point de vue, une étape, car la Commission y définit, pour la première fois, les éléments qui permettent de mesurer la puissance d’achat des distributeurs : proportion élevée du chiffre d’affaires réalisé par le fournisseur avec le distributeur, absence de solution alternative à court ou moyen terme pour les fournisseurs, marques de distributeurs, cartes de fidélité… Cependant, dans la décision Kesko / Tuko, la puissance d’achat acquise après la fusion n’était pas prise en compte per se mais ne constituait, selon la Commission, qu’une circonstance aggravante de la position dominante du distributeur sur le marché aval. Avec la décision Rewe / Meinl du 3 février 1999, une étape supplémentaire semblait franchie : après avoir analysé les effets de l’opération sur le marché aval, la Commission indiquait que l’opération était susceptible de conduire à une position dominante sur neuf marchés de l’approvisionnement. On identifiait désormais la puissance d’achat à une position dominante sur le marché de l​‌’approvisionnement. Mais il était peu vraisemblable que la Commission parvienne à une telle conclusion, en l​‌’absence de position dominante sur le marché de la vente au détail. La très récente décision rendue dans l​‌’affaire Carrefour / Promodès du 25 juin 2000 illustre parfaitement les réticences de l​‌’autorité de contrôle : « Il existe une interdépendance étroite entre le marché de la distribution et le marché de l​‌’approvisionnement. Ce sont les parts de marché détenues par les sociétés de distribution sur les marchés de la vente qui déterminent le volume de leurs achats, qui sera d​‌’autant plus grand que la part détenue par le détaillant sur le marché de la vente est élevée. » La leçon est claire : pas de puissance d​‌’achat sur le marché amont sans puissance de vente sur le marché aval. Ennuyeuse pour l​‌’efficacité du contrôle, la conclusion est logique. Dans la théorie classique, la puissance d​‌’achat, saisie pour elle-même, s​‌’identifie à un pouvoir de monopsone équivalent, pour le distributeur, de ce que représente le pouvoir de monopole pour le producteur : comme le monopoleur augmente son prix de vente en diminuant les quantités produites, le monopsoneur réduit son prix d​‌’achat en diminuant les quantités demandées. Mais cette théorie ne correspond absolument pas à la réalité dans le secteur de la grande distribution. En attendant l​‌’intervention des législateurs nationaux, faut-il abandonner ou peut-on aller plus loin ? Je propose de renverser complètement l​‌’analyse. Pourquoi ne pas considérer le distributeur également comme un producteur, au sens économique du terme : un producteur de services qu​‌’il vend à ses clients, les producteurs de biens ? Parfaitement conforme à l​‌’analyse concurrentielle, une telle perspective permettrait de contrôler non pas la puissance d​‌’achat, mais la puissance de vente des distributeurs sur le marché des services de distribution. LE CONTRÔLE DES ABUS DE PUISSANCE DE VENTE Pour mesurer le pouvoir économique d​‌’un distributeur, on définirait bien sûr, selon la méthode classique, le marché pertinent et on évaluerait sa part de marché, tous les services de distribution n​‌’apparaissant pas substituables. Pour rentabiliser leurs investissements, de publicité notamment, les fournisseurs de produits de marque doivent ainsi être présents sur tout le territoire national. Une appréciation correcte du pouvoir de marché des enseignes impliquerait donc une segmentation du marché national selon la nature et la couverture des services de distribution. On contrôlerait non plus les abus de puissance d​‌’achat mais les abus de puissance de vente de la grande distribution, c​‌’est-à-dire le pouvoir de monopole que les distributeurs exploitent en obtenant des remises ou ristournes injustifiées ou en faisant payer un sur-prix pour des prestations de coopération commerciale surévaluées. De l​‌’abus de puissance d​‌’achat à l​‌’abus de puissance de vente, il n​‌’y a qu​‌’un pas. S​‌’il était franchi, s​‌’ouvriraient probablement entre les acteurs économiques des relations nouvelles, fondées sur un droit mieux accepté, plus efficace et surtout plus juste.

Louis Vogel, Vogel & Vogel

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