Bulletins de l'Ilec

A la Conférence Fordham quoi de nouveau ? - Numéro 320

01/01/2001

Les 19 et 20 octobre derniers, le Fordham Corporate Law Institute de New York a accueilli la 27 ème conférence annuelle sur la législation antitrust.

Quelques accords à la Stockhausen ont toutefois été entendus de la part de l’interprète allemand, peu désireux de laisser enfermer l’imagination créatrice du Bundeskartelamt (qui venait de condamner Wal-Mart et Aldi pour revente à perte) dans les canons de l’harmonie dominante. L’auditeur, à l’oreille acérée, put même entendre, en contrepoint, deux petites phrases musicales à la Bergotte, d’un genre entièrement nouveau. C’est ainsi que Patrick Rey développa, non sans nuance, la théorie du hold-up, exacte antinomie de la doctrine du monopole. Steven C. Salop, de son côté, lorsqu’il traita du marché de la fourniture de distribution (« input foreclosure »), suggèra qu’un renversement de la grille de lecture classique de la concurrence verticale (« output foreclosure ») est de nature à renouveler les termes du débat sur la puissance d’achat interprétée, par transformation, comme une puissance de vente. La session était présidée par Frédéric Jenny, appelé « Fred » par ses interlocuteurs impressionnés par son superbe américain, qui n’a rien à envier à celui de Nelson Monfort, frappés aussi par une alacrité intellectuelle de nature à démontrer, n’en déplaise à Régis Debray, que l’IF pense encore. LES RIGUEURS DE LA THEORIE DU MONOPOLE Margaret Bloom, responsable de la politique de la concurrence à l’Office of Fair Trading (OFT), peut-être parceque ressortissante d’un royaume séparé de l’Eglise romaine, fit preuve d’une belle orthodoxie. Elle a affirmé sans ambage que, selon l’autorité de la concurrence britannique, le problème de la puissance d’achat ne réside pas, à la fin des fins, dans le pouvoir de l’acheteur, mais dans celui du vendeur. L’OFT définit le pouvoir de l’acheteur comme « la capacité à influencer significativement ses conditions d’approvisionnement sur le long terme. » Cette aptitude ne vaut pas, pour autant, nécessairement, atteinte à la concurrence. Il n’y a pas à y objecter, du point de vue du marché, si la réduction de prix obtenue du fournisseur est répercutée vers le consommateur. Ainsi l’éventuelle entorse à la compétition n’est pas imputable au distributeur en sa qualité d’acheteur, mais à son comportement en tant que vendeur sur le marché du commerce de détail. La puissance d’achat est le trompe-l’œil de la puissance de vente ! DEFINITION DE LA PUISSANCE D​‌’ACHAT TRES CLASSIQUE POUR LA FTC AMERICAINE La définition qu’a donnée Valentine Debra, conseillère à la FTC américaine, de la puissance d’achat, est également d’un rigoureux classicisme. Le phénomène se manifeste, selon elle, lorsqu’un acheteur est en mesure de faire pression à la baisse sur les prix de cession à lui consentis par les fournisseurs, en réduisant les quantités achetées. Il jouit alors d’une rente liée à son pouvoir de monopsone. Le lecteur comprendra d’emblée l’ampleur du malentendu, entre la théorie ainsi répétée et la vie des affaires en grandeur réelle. Ce dont souffrent les producteurs, ce ne sont pas des effets contraires d’une éventuelle réduction des quantités achetées, sauf mise en œuvre tactique d’un déréférencement punitif, mais de l’état de dépendance dans lequel ils se trouvent, du fait qu’un très petit nombre de clients acquiert chez eux une telle part de marché qu’ils tombent sous sa dépendance et sont obligés de lui faire des concessions commerciales dépourvues de toute contrepartie. En un mot comme en cent, attachée à son analyse classique, la FTC récuse le concept de puissance d’achat et renonce par avance à en contrôler les dérives, telle l’augmentation continue des ristournes de référencement. LES RAVAGES DE LA GUERRE DES PRIX EN ALLEMAGNE La conception allemande, exposée par Ulf Böge en charge du Bundeskartellamt, est sensiblement différente. Le juge de la concurrence s’inquiète du sort réservé aux industriels, en raison de la concentration intervenue dans le secteur de la distribution alimentaire. La guerre des prix exerce des ravages, depuis l’arrivée de puissants acheteurs étrangers. Les fabricants sont ainsi « confrontés à un nombre décroissant d’acheteurs de plus en plus puissants. » Ils sont amenés à « faire des concessions sur les prix. » Jusqu’aux plus emblématiques d’entre eux, tels Coca-Cola, Kellogg’s ou Beiersdorf, qui ont vu leurs marques déréférencées par Spar, car ils refusaient de consentir les remises demandées, lesquelles, pour couronner le tout, avaient parfois un caractère rétroactif. Pareilles pratiques constituent, selon l’autorité allemande de la concurrence, autant de pratiques déloyales contraires à la compétition. Il convient d’en prohiber l’apparition, « indépendamment du fait que le comportement anti-concurrentiel procède de l’industrie ou la distribution. » Ironie de l’histoire, dans la version germanique du droit de la concurrence, la vérité ne vient pas par définition de l’aval. LES NUANCES DE LA THEORIE DU MONOPOLE Philips Colins, associé du cabinet Lovells Boesebeck Droste, a souligné l’urgence de la question. Il s’est résolument placé en marge de la vulgate anglo-américaine, dont il accepta cependant la prémisse lorsqu’il se demanda à haute voix si la puissance d’achat est bonne pour la concurrence, en ce qu’elle provoque, à court terme, une baisse des prix de cession, ou pernicieuse à long terme, en ce qu’elle pénalise les marques vis-à-vis des marques de distributeurs. Le lecteur aura compris que poser la question est y répondre, comme le savent parfaitement tous les fournisseurs. Et Philips Colins d’enchaîner sur les 27 pratiques anti-concurrentielles et contraires à l’intérêt public, imputables, selon l’autorité de la concurrence britannique, au cinq grands distributeurs anglais. La solution, toutefois, ne va pas de soi. Les instruments juridiques classiques (droit des ententes et de la concentration) semblent insuffisants. La police des pratiques est loin de susciter le consensus parmi les grands pays de l’OCDE. Peut-être faut-il s’en remettre à des codes de bonne conduite, tel que celui préconisé par la commission de la concurrence britannique ? Encore fut-il permis à l’orateur d’exprimer des doutes à ce sujet. Le représentant de la Commission européenne Joachim Lücking s’en est tenu à un exposé assez général sur la législation communautaire, après avoir benoîtement constaté d’emblée que la puissance d’achat et la puissance de vente, dans la majorité des cas, sont inséparables. Il n’a pas manqué un bouton de guêtre à l’uniforme juridique dans lequel s’est glissé l’orateur : définition du marché pertinent, prohibition des ententes et projet de lignes directrices sur les restrictions horizontales, interdiction de l’abus de position dominante. D’un exercice assez convenu, il faut retenir deux nouvelles. La première, c’est que la jurisprudence Carrefour-Promodès semble indiquer que la dominance, chez un distributeur, peut apparaître à un niveau de part de marché inférieur au chiffre habituellement retenu, si le commerçant dispose de moyens de s’assurer la fidélité des consommateurs. La seconde, c’est que, dans l’indifférence générale, les eurocentrales AMS, EMD et Eurogroup viennent bénéficier d’une attestation négative. A ce stade de la conférence, l’auditeur pouvait se dire « rien de nouveau sous le soleil .» Les tenants de la théorie du monopole se séparent en deux chapelles. La première, orthodoxe, s’en tient strictement au contrôle des pratiques anticoncurrentielles (le titre III, de notre ex ordonnance de 1986). La seconde, hétérodoxe, se sent aussi investie du devoir, limité dans sa portée, de contrôler certaines pratiques restrictives (le titre IV du même texte). D’un côté, pour aller au plus court, Margaret Bloom et Valentine Debra et de l’autre, Ulfe Böge et Philip Colins, avec la Commission de Bruxelles, hésitante au milieu du gué. La nouveauté est donc venue de Steven C. Salop et de Patrick Rey. L​‌’OBJECTION DE LA THEORIE DE L​‌’EXCLUSION Steven C. Salop identifie deux types d’exclusions, selon qu’elles se produisent sur le marché amont ou en aval. Lorsqu’elle touche le marché amont, l’exclusion implique les fournisseurs de produits et de services intermédiaires (« input »). Lorsqu’elle porte sur le marché aval, l’exclusion produit ses effets au niveau des consommateurs de produits ou de services finis (« output »). Les restrictions contenues dans les relations verticales entre producteurs et distributeurs peuvent être analysées au regard des deux types d’exclusion. Lorsqu’un acheteur devient le client exclusif de son fournisseur ou, ce qui revient au même, lorsqu’un fournisseur cède sa marchandise à des conditions préférentielles à un client, à cause de la puissance d’achat de ce dernier, la concurrence peut se trouver faussée, soit que le vendeur se trouve acculé à la faillite, soit qu’il répercute sur les autres clients son manque à gagner, sous la forme d’une hausse des prix. L’exclusion de compétiteurs (« foreclosure ») en amont se répercute à l’aval, dans la mesure où la firme qui dispose d’une puissance d’achat bénéficie d’un avantage prix discriminatoire par rapport à ses concurrents. QUAND "L​‌’INPUT" DE L​‌’UN CONSTITUE "L​‌’OUTPUT" DE L​‌’AUTRE ET RECIPROQUEMENT Les produits du marché amont consistent en matières premières et biens intermédiaires, mais aussi, dans le cas du commerce de détail, en produits obtenus des fabricants. Pour la distribution, la marque est un bien intermédiaire, un « input » parmi les autres, justiciable, par conséquent de l’analyse exprimée en termes d’exclusion (« foreclosure »). La vente au consommateur final est le métier du détaillant, son « output » (tant il est vrai, comme l’indiquent les lignes directrices de la Commission européenne sur les restrictions verticales, au § 100, que « l’ input » d’un des partenaires constitue « l’ouput de l’autre »). De façon strictement parallèle, l’industriel tient le service de distribution pour un bien intermédiaire, un « input » représenté par un acte de mise sur le marché, accompagné de prestations complémentaires de coopération commerciale, telles les actions promotionnelles. A ce stade aussi, par conséquent, l’analyse menée en terme d’exclusion (« input foreclosure ») conserve sa validité. Dès lors, encore une fois, que l’input de l’un est l’output de l’autre, le phénomène d’exclusion et, par conséquent l’analyse concurrentielle, sont parfaitement réversibles, selon l’économiste. Aux juristes de tirer les conclusions de ce renversement de perspective. L​‌’OBJECTION PAR LA THEORIE DU HOLD-UP REDOUBLEE PAR LA NOTION DE COMPLEMENTARITE Intuitivement, selon Patrick Rey, directeur de l’Institut d’Economie industrielle de Toulouse, un grand groupe de distribution détient une puissance d’achat supérieure à celle d’un petit commerce. Dans le cas extrême où il y aurait un acheteur unique, face à une multitude de petits vendeurs, le client aurait un pouvoir de monopsone, à savoir l’aptitude de diminuer le prix qu’il paye en réduisant les quantités acquises. Ce qui suppose deux conditions : en premier lieu que l’acheteur puisse contracter de manière importante le volume des transactions sur le marché, ce qui sous-entend que la concurrence soit réduite à l’aval ; en second lieu, que soient constatés des coûts marginaux croissants à l’amont. Dans le contexte des rapports industrie/commerce, il y a une asymétrie entre les pouvoirs de monopsone et ceux du monopole : un fournisseur peut exercer un monopole, même si ses propres fournisseurs sont compétitifs, tandis qu’un distributeur ne peut être en situation de monopsone ( ou d’oligopsone ) si les autres groupes de distribution s’approvisionnent dans les mêmes conditions. Reste que l’approche, par la théorie du monopsone, ne semble pas pertinente. Elle suppose des fournisseurs parfaitement concurrentiels et des transactions fondées sur des tarifs linéaires et non sur la négociation. Il est au demeurant peu probable qu’un groupe de distribution soit jamais enclin à réduire de manière significative le volume du négoce. COMPLEMENTAIRES ET NON SUBSTITUABLES Il existe un élément important dans le pouvoir de négociation de l’acheteur : c’est la fidélité des consommateurs à la marque et au magasin. Une étude de l’Insee, portant sur 2000 ménages, indique que lorsque leur marque préférée n’est pas disponible dans le point de vente, 54 % des chalands achètent une autre marque dans le même magasin, 24 % reportent leur achat et 20 % vont dans une autre enseigne. Dès lors, pour la marque, les circuits de distribution ne sont plus substituables entre eux, contrairement à ce que prétend l’analyse classique, mais complémentaires. La perte d’un distributeur vaut en effet pour elle, perte du consommateur final, dans plus de la moitié des cas. Le fabricant se trouve ainsi dans une situation de « mendiant » face à l’enseigne. DU HOLD-UP CONSIDERE COMME MANIFESTATION DE LA PUISSANCE D​‌’ACHAT Un acheteur dominant peut abuser de sa puissance de négociation vis-à-vis des fournisseurs (amont), des concurrents (aval) et des consommateurs. L’excès de la puissance d’achat conduit les fournisseurs à réduire leur fabrication et la variété de leur offre. Ils sont moins enclins à développer de nouveaux produits, à investir dans la recherche–développement et à améliorer la qualité des articles. Il arrive aussi qu’un acheteur puissant profite de son pouvoir de négociation pour faire supporter aux autres acheteurs une plus grande part des coûts engagés par les producteurs (théorie du passager clandestin). La puissance d’achat a un effet défavorable sur le nombre de fournisseurs quand des acheteurs peuvent se comporter de manière opportuniste. C’est la théorie du hold-up, selon laquelle la puissance d’achat conduit l’industriel qui a investi à consentir des concessions excessives dans la négociation, sauf pour lui à s’exposer à perdre le bénéfice du capital engagé dans la recherche, l’innovation et la communication. A ce titre, ce n’est pas seulement le fabricant qui est pénalisé, mais aussi le consommateur, dont les possibilités de choix, à terme, risque d’être réduites en quantité comme en qualité. LES TROIS RÔLES DES MARQUES PROPRES Les distributeurs font également pression sur les fournisseurs grâce à leurs marques propres. Celles-ci peuvent jouer trois rôles. Fondée sur la réputation de l’enseigne et sa connaissance des consommateurs, la marque de distributeur contribue à valoriser son image. Elle soutient les PME qui ne disposent pas des moyens nécessaires pour lancer de nouvelles marques, contribuant ainsi à créer une concurrence inégale entre les fabricants. Deuxième rôle : celui d’obtenir une plus grande part du gâteau lors des négociations avec les marques nationales. Le déréférencement s’en trouve facilité, car le consommateur peut reporter son choix sur une marque d’enseigne qu’il connaît et qu’il apprécie. Enfin, la marque de distributeur participe de la stratégie de discrimination par les prix, le commerçant pouvant proposer une offre de plus grande amplitude en valeur. LES MARQUES PROPRES RENFORCENT LA DEPENDANCE DU SOUS-TRAITANT En concevant leurs marques propres, les enseignes imposent souvent des critères de qualité spécifiques, ce qui renforce la dépendance du sous-traitant et renvoie à la théorie du hold-up. En effet, si le fournisseur qui, après avoir investi et créé des produits aux normes du distributeur, est déférencé, il n’a plus d’autre client vers qui écouler sa production. L’analyse du rôle des marques de distributeurs dans la concurrence verticale est connue. Sa faiblesse est cependant de ne pas déboucher sur des conclusions directement exploitables par le droit. Il en va différemment de la théorie du hold-up qui conteste celle du monopole sur son propre terrain, encore qu’avec, à ce stade, des chances du succès assez limitées. Elle a le mérite, cependant, d’établir la liaison obligée entre le marché de l’approvisionnement et celui du commerce de détail, en montrant que l’appauvrissement de l’offre pénalise le consommateur par la réduction du choix, voire, à terme, par le renchérissement des prix, conformément à la théorie du monopole. DES CANAUX COMPLEMENTAIRES MAIS NON SUBSTITUABLES Plus intéressante encore est l’idée que les canaux de distribution, pour le fabricant, sont complémentaires et non pas substituables, dès lors que le consommateur est plus fidèle à l’enseigne qu’à la marque. Rapprochée de la démonstration de Steven C. Salop, elle suggère l’idée que le service de distribution (« output » du distributeur et « input » de l’industriel ), une fois renversée la grille de lecture classique, constitue pour le fournisseur un passage obligé qui est l’illustration topique, dans la relation verticale production-distribution, de la position dominante. Dans la dialectique du maître et de l’esclave, morceau de bravoure de la Phénoménologie de l’Esprit, Hegel, par ailleurs auteur de la Philosophie du Droit, avait prévenu que le dominant était la figure anticipée, et à ce titre condamnée par l’Histoire, du dominé. Il suffit de s’en souvenir pour remettre sur ses pieds le droit de la concurrence appliqué au thème en trompe-l’œil de la puissance d’achat.

Dominique de Gramont

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