Bulletins de l'Ilec

Economie d’abord ! - Numéro 328

01/10/2001

Entretien avec Laurent Benzoni, professeur de sciences économiques à l’Université Panthéon-Assas (Paris II), Tera Consultants.

En droit, pour déterminer l’incidence d’une concentration, il faut examiner le marché affecté. Comment cela se traduit-il pour un économiste ? Laurent Benzoni : Si les procédures de concentration relèvent du champ juridique, l’opération évaluée est du domaine de l’analyse économique. Celle-ci devient de plus en plus indispensable dans les dossiers de droit de la concurrence, que ce soit en matière de contentieux ou de concentration. Au reste, la présence de trois économistes, associés à un juriste au sein de la Merger Task Force de la Commission européenne, pour traiter un dossier de concentration, atteste de leur rôle pour juger le dossier sur le fond. Il demeure que les entreprises, du moins les sociétés françaises, n’ont pas encore bien compris que leurs projets de concentration seront validés à l’aune de l’analyse économique et non sur le seul critère du respect de la procédure juridique. L’obligation de notification des opérations de concentration instituée par la loi NRE fera-t-elle évoluer les mentalités sur ce point ? L.B. : C’est nécessaire. Les entreprises devront bâtir un dossier solide avant tout projet. Il est aberrant que certaines ne procèdent, antérieurement à la réalisation de leurs opérations de concentration, à aucune analyse de leur situation avant et après fusion. L’affaire Schneider Electric Legrand, avec la récente interdiction, par la Commission européenne, de la prise de contrôle du second par le premier, illustre-t-elle votre mise en garde ? L.B. : Oui. Cette affaire est insensée et l’on doit s’interroger sur l’impréparation qui a présidé à l’élaboration du dossier. Les sociétés ont été très mal conseillées, elles se sont lancées dans une aventure avec des effets d’irréversibilité dans les mécanismes d’acquisition des actions, sans avoir anticipé le moindre problème. Or cette opération fait exploser tous les indices de concentration sur les marchés identifiés. Il était donc facile de mesurer l’ampleur des problèmes à venir face aux autorités bruxelloises ! Ont-elles voulu mettre Bruxelles devant le fait accompli en lançant l’OPA avant de connaître les résultats de la procédure ? L.B. : C’est une stratégie envisageable mais lourde de conséquences. Comment l’économiste définit-il un marché pertinent ? L.B. : La détermination du marché pertinent est très importante, car les autorités de la concurrence reviennent rarement sur leur appréciation à l’occasion d’affaires ultérieures. La définition du marché est fondée sur l’examen des élasticités croisées. L’économiste mesure la variation des prix et des quantités des produits susceptibles d’entrer en concurrence. Ainsi, deux produits sont considérés comme substituables lorsque l’augmentation du prix du premier conduit la demande à se répercuter sur le second. Par exemple, si le prix de la banane augmente et que la consommation d’orange fait un bond, on peut en déduire que ces deux produits se substituent et sont en concurrence sur le marché des fruits. Concrètement, cette méthode, dite quantitative, est difficile à mettre en œuvre, car elle suppose connue une quantité d’informations très importante. Il est donc nécessaire de recourir également à des analyses qualitatives, fondées sur plusieurs indices économiques. Justement, quels sont les concepts économiques utilisés dans l’analyse des effets anticoncurrentiels d’une concentration ? L.B. : Une concentration doit se mesurer à l’aide d’indices spécifiques une fois la délimination du marché en cause réalisée. La deuxième étape est celle du calcul de l’indice de concentration. Plus la taille des entreprises est élevée, plus un comportement anticoncurrentiel risque de se manifester. L’économiste dispose de plusieurs indices. Le premier, appelé CRx, calcule la part de marché cumulée des x plus grandes entreprises. Il n’est pas très pertinent. Le deuxième, nommé Herfindahl-Hirschman ou HHI, s’établit par la somme des carrés des parts de marché des entreprises. Cet indice permet de juger en un seul temps l’effet du nombre et l’effet de dispersion de la taille : un marché partagé par deux entreprises ayant chacune 50 % des ventes est plus concurrentiel que celui où une entreprise en détient 10 % et l’autre 90 % . Plus le HHI est élevé, plus le marché tend vers le monopole ; plus le nombre d’entreprises est grand, plus HHI est petit ; plus la dispersion de taille est grande, plus le HHI est grand (voir encadré). L’indice HHI permet donc d’apprécier le nombre de sociétés concurrentes et leur importance relative. Dernier indice, celui de Linda, mis au point par la Commission européenne : il permet de déterminer, à l’intérieur de structures concentrées, les entreprises qui relèvent de l’oligopole et celles qui relèvent de la concurrence. Que faire quand la valeur des indices laisse supposer une atteinte potentielle à la concurrence ? L.B. : C’est l’objet de la troisième étape d’un dossier de concentration. L’économiste doit démontrer que la concentration ne supprime pas la concurrence. Il lui revient de faire un double bilan. Économique, d’abord, en prouvant que la concentration induit des économies d’échelle, des synergies, des baisses de coûts, et l’augmentation des gammes. Concurrentiel, ensuite, en plaidant que la baisse des coûts va conduire à une baisse des prix et en faisant valoir les futures innovations, fruits de la concentration. Il faut savoir défendre la pertinence d’une concentration élevée devant les autorités de concurrence en arguant du fait — par exemple et comme l’avait illustré Schumpeter —, que les dépenses de recherche ne peuvent être supportées, sur le long terme, que par des entreprises de taille significative et que l’innovation bénéficie aux consommateurs. Exemple probant : McDonnell Douglas a été acheté par Boeing avec l’accord les autorités de concurrence américaines et européennes, malgré le niveau de concentration du marché mondial, maintenant dominé par un duopole. Si les autorités de la concurrence demeurent circonspectes, comment emporter définitivement leur conviction ? L.B. : Les entreprises doivent ramener les indices de concentration à des niveaux acceptables, en cédant certains actifs. Elles peuvent afficher un faible indice de concentration dans l’ensemble du marché mais atteindre des seuils élevés dans des sous-ensembles géographiques. Reste que le temps leur manque, parfois, pour trouver des acquéreurs au juste prix. Outre l’obligation de notification préalable à toute concentration, la loi NRE instaure un nouveau critère d’appréciation de l’incidence d’une opération sur la concurrence : la création ou le renforcement d’une puissance d’achat. Comment le traduire sur le plan économique ? L.B. : La puissance d’achat est liée au pouvoir de monopsone. L’abus de monopsone se constate si une baisse de prix, enregistrée entre un fournisseur et un acheteur, n’est pas répercutée entre l’acheteur et le client, quand la rente est captée sans bénéfice pour le consommateur. Le pouvoir de monopsone se traduit par une baisse simultanée du prix et de la quantité. Or la baisse du prix s’accompagne normalement d’un engagement d’accroissement de la quantité. Le pouvoir de négociation n’est pas le pouvoir de marché. Le pouvoir de négociation se définit comme le partage d’un surplus entre deux acteurs dans un cadre qui ne modifie pas l’équilibre du marché. Le pouvoir de marché apparaît quand un acteur capte un surplus et modifie l’équilibre du marché. La référence à la puissance d’achat ne risque-t-elle pas, par conséquent, de rester lettre morte ? L.B. : La puissance d’achat est en tout cas très difficile à évaluer, car ce qui importe est le consommateur, le fait qu’il bénéficie de la baisse des prix intervenue entre le fournisseur et le distributeur, répercutée sur l’aval. Notre droit de la concurrence est-il perfectible ? L.B. : Il y manque la possibilité d’ordonner le démantèlement d’une entreprise en position dominante et le droit, pour les consommateurs qui s’estiment victimes d’un abus de position dominante de saisir directement le Conseil de la concurrence. Calcul de l’indice Herfindahl-Hirschman (HHI) Il s’agit de la somme des carrés des parts de marché. Si une entreprise détient 100 % du marché, l’indice HHI correspond à 100 x 100 = 10 000 (monopole). Supposons que deux entreprises détiennent chacune 50 % de PDM (effet du nombre) : HHI = 50² + 50², soit 5 000. Supposons que deux entreprises se partagent 10 et 90 % du marché (effet de la dispersion) : HHI = 10² + 90², soit 8 200. Plus la valeur est élevée, moins le marché est concurrentiel. Cet indice quantifie les pratiques concurrentielles des acteurs, mais il ne les qualifie pas. La structure du marché n’est pas le seul indicateur de l’intensité de la concurrence. exte « fourre-tout » s’il en est, la loi n°2001-420 du 15 mai 2001 relative aux nouvelles régulations économiques1 entend toucher à divers domaines : le

Anne de Beaumont et Jean Watin-Augouard

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