Bulletins de l'Ilec

Marges arrière : l'aberration économique - Numéro 336

01/06/2002

Entretient avec Benoît Mangenot, directeur général de l​‌’Ania.

Pourquoi les marges arrière font-elles de nouveau débat ? Benoît Mangenot : La campagne lancée le 19 mai dernier par Leclerc a suscité la polémique, mais elle n’est pas la première manifestation d’une volonté d’aborder le problème. La question des marges arrière a fait l’objet de nombreuses prises de position, notamment à l’occasion du débat sur la loi consacrée aux nouvelles régulations économiques. C’est ce dossier qui a conduit le législateur à revoir sa copie, la droite et la gauche exprimant des opinions très similaires sur le sujet. Il est de nouveau sous le feu de l’actualité en raison de la convergence de plusieurs facteurs : une possible dérive des prix survenue après le pacte de stabilité, le fait que les organisations de consommateurs se penchent sur le sujet et, surtout, que les industriels n’en peuvent plus de payer davantage chaque année, dans des proportions considérables. Quelle réaction vous inspire la campagne de Leclerc contre la loi Galland, qui serait, selon lui, à l’origine de la hausse des prix ? B. M. : Il s’agit d’abord d’une campagne de publicité qui entretient l’image que l’enseigne a toujours souhaité se donner : celle d’un défenseur des consommateurs et d’un protecteur des prix bas. Le constat fait par Leclerc n’est pas fondamentalement éloigné du nôtre, à savoir que la dérive rapide des marges arrière est un non-sens économique. L’Ania est néanmoins en désaccord sur le remède proposé, qui consisterait à supprimer la loi Galland. Nous pensons qu’il faut combattre les effets secondaires de la loi, pas la loi elle-même. Les prix des grandes marques ont-ils augmenté ? D’où provient la dérive des prix ? De la hausse des coûts de production ou de la dérive des budgets de coopération commerciale ? B. M. : Il faut remettre les choses dans leurs justes proportions. Nous n’observons pas d’envolée générale des prix, mais seulement quelques augmentations. L’indice des produits alimentaires ne traduit aucune poussée inflationniste. Il est toutefois vrai que, depuis trois ans, les prix de ces produits ont augmenté un peu plus vite que l’indice général : de 10 % au lieu de 6 % . À cela, on peut trouver plusieurs causes : le renchérissement des matières premières, les exigences en termes de sécurité alimentaire de plus en plus coûteuses, l’alourdissement de la fiscalité (la taxe d’équarrissage représente aujourd’hui 3,9 % de la valeur des produits animaux). Quant aux budgets de coopération commerciale, leur inflation constitue une charge de plus en plus lourde, qui pèse sur le prix de revient des entreprises. Si le système actuel est maintenu, nous risquons, au fil des années, de provoquer une inflation artificielle préjudiciable à la consommation. La loi Galland favorise-t-elle l’augmentation des marges arrière ? Doit-on les réintégrer dans le calcul du prix de vente ? B. M. : La coopération commerciale existait avant la loi Galland, mais celle-ci, en interdisant la revente à perte, a conduit progressivement les distributeurs à aligner les prix de vente au consommateur des produits emblématiques sur le seuil de revente à perte, et donc à vendre avec un niveau de marge avant proche de zéro. Ne pouvant vivre sans marge, ils ont été amenés à augmenter leurs marges arrière. Reste que leur augmentation ne résulte pas de la loi Galland, mais du rapport de force entre les acteurs et de l’incapacité des producteurs à résister aux exigences de la distribution. Notre souhait serait de rééquilibrer marges arrière et marges avant. Contrairement à ce que prétend Leclerc, les enseignes n’ont pas pour obligation de répercuter au profit des consommateurs l’intégralité des conditions d’achat obtenues auprès des fournisseurs ! Sinon, comment pourraient-elles financer leur croissance ? Et d’ailleurs, les exemples sont nombreux, à l’étranger, de distributeurs ayant une marge avant. Au nombre des effets pervers de la loi, les PME seraient pénalisées, car elles ne pourraient pas suivre la surenchère que seuls les grands groupes peuvent supporter, afin de maintenir ou de gagner des parts de marché… B. M. : Il est vrai que les PME sont pénalisées par l’ampleur des budgets de coopération commerciale. Leur accès au marché est donc rendu plus difficile. Néanmoins, les distributeurs ont aussi besoin des PME pour maintenir une certaine concurrence. Aussi, opposer les grands aux petits relève d’un discours démagogique qui fait porter la faute des marges arrière sur ceux qui les paient ! Quels sont les bons critères pour définir le montant légitime de la coopération commerciale et lutter contre la « fausse » coopération ? B. M. : Notre conviction est qu’il ne faut pas, au nom du libre jeu du marché, supprimer la coopération commerciale, celle qui attire le client et augmente le trafic. Il importe de lutter contre la coopération fictive, qui consiste à vendre des services qui n’existent pas ou à faire payer par l’industriel des charges qui reviennent au distributeur. Que dirait-on si nous demandions aux agriculteurs de payer les coûts de transformation de leurs produits dans nos usines ? Nous devons revenir à un juste partage des coûts. Au reste, le système actuel n’incite guère les distributeurs à faire des gains de productivité, car ils ont une marge garantie ! L’obsession du prix bas n’est-elle pas préjudiciable ? B. M. : Lors des débats sur le pacte de stabilité de l’euro, on a pu croire un moment que le contrôle des prix refaisait surface, mais qu’il avait été privatisé : tout le monde semblait trouver inadmissible que les prix puissent augmenter ! Laissons au marché son pouvoir de sanction, et au chaland le droit de choisir. Les consommateurs acceptent d’ailleurs de payer plus cher des produits de qualité. L’opinion publique n’ignore plus que la baisse continuelle des prix ne peut se faire sans comprimer les coûts et diminuer la qualité et la sécurité des produits. Les pouvoirs publics doivent-ils intervenir par une autre loi ou doit-on laisser les professionnels régler la question entre eux ? B. M. : Le dialogue doit être privilégié et le problème traité de façon collective. La loi Galland doit être conservée, car elle a donné une règle du jeu plus claire. Le seuil de revente à perte est enfin défini et le mécanisme de prix d’appel qui trompait les consommateurs, supprimé. La loi NRE donne une définition plus précise de la coopération commerciale et plus de pouvoir à l’administration pour saisir le juge. Ajouter une nouvelle loi ne serait d’aucune utilité, d’autant que le débat se déplace au niveau de l’Europe. La loi NRE a créé la Commission d’examen des pratiques commerciales. Qu’en attendez-vous ? B. M. : C’est un outil très intéressant de dialogue et de construction du droit, sur une base où les règles sont élaborées conjointement. Sa mission est d’identifier les mauvaises pratiques pour les faire disparaître. Elle n’a pas pour vocation d’être une nouvelle instance judiciaire, ni de mettre au banc des accusés certains acteurs économiques. Bruxelles prépare une directive sur les promotions qui aurait pour conséquence la suppression de l’interdiction de la vente à perte. Faut-il revenir sur cette interdiction ? B. M. : Dans le contexte français, supprimer par une loi européenne l’interdiction de revendre à perte serait lourd de conséquences. Cela rallumerait la guerre des prix, mais les marges arrière ne seraient pas pour autant stabilisées. Bien au contraire, on pourrait craindre que l’on ne demande aux industriels de payer les coûts de la revente à perte. Quant au consommateur, il n’y trouverait pas son compte pour autant. Rappelons-le une fois encore : la revente à perte est un miroir aux alouettes.

Jean Watin-Augouard

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