Bulletins de l'Ilec

Sans état fédéral, point de salut - Numéro 337

01/09/2002

Entretien avec Jean-Luc Mathieu, conseiller maître à la Cour des comptes.

BULLETIN DE L​‌’ILEC : Dans le « Que sais-je » que vous venez de publier sur L’Union européenne (1), vous écrivez que « les ferments de la désunion sont à l’œuvre depuis presque aussi longtemps que le levain de l’union en fermente la pâte ». Comment, dès lors, passer de quinze à vingt-cinq pays, sans risque d’implosion ? JEAN-LUC MATHIEU : Dans mon livre, je déplore que l’Union européenne ne soit pas un État fédéral. À l’origine, le projet européen, celui porté sur les fonts baptismaux par Jean Monnet et Robert Schuman, était politique, fondé sur le concept de fédération européenne. Le charbon et l’acier n’étaient que des moyens pour parvenir à une fin : un État fédéral européen. Aujourd’hui, il n’y a ni politique de défense, ni politique économique et fiscale commune, et il n’y en aura jamais. L’Union européenne est condamnée à l’inexistence par ceux qui l’animent et qui ne veulent pas qu’elle existe en tant qu’état. Des réunions comme celles de Séville n’aboutissent à rien, puisqu’elles associent les ennemis de l’État fédéral et ceux qui ne veulent pas d’une Europe- puissance. Le débat autour de l’approfondissement et de l’élargissement en témoigne : l’Union sera élargie avant d’avoir été approfondie, alors qu’il faudrait constituer un noyau dur avant d’accueillir les nouveaux pays. Il s’agirait de commencer par une coopération renforcée, entre les États qui le veulent, sur les thèmes suivants : la transformation de l’euro en une union politico-économique, la protection de l’environnement, la lutte contre la criminalité, le développement d’une politique commune d’asile et d’immigration, enfin et surtout la politique étrangère et de sécurité. Mais, depuis le début des années 90, la France est restée sourde aux propositions allemandes de constituer un tel noyau dur. ILEC : De quand date ce délitement ? J.-L. M. : Depuis l’Europe des Six, le processus est graduel, lent et continu, avec des responsabilités multiformes. La France gaullienne a tenu très judicieusement à l’écart de la Communauté européenne la Grande-Bretagne, son ennemi principal. Dans le même temps, le nationalisme gaulliste a changé les règles de fonctionnement des prises de décision, au sein de la Communauté, en les rendant moins communautaires. Il a détruit, de l’intérieur, les ferments d’une construction européenne fédérale, pourtant inscrits dans le préambule de la CECA. Une fois le loup – la Grande-Bretagne – entré dans la bergerie, l’objectif d’une fédération a été totalement abandonné, sous l’influence aussi de nouveaux membres comme le Danemark et la Suède, hostiles au fédéralisme. Chaque transformation des traités s’est traduite par un élargissement des champs théoriques et une multiplication des interventions dans des domaines de plus en plus variés – culturel, sanitaire… –, mais sans que soit jamais renforcé le concept d’État. Les moyens sont devenus des fins. Les politiques à la carte ne font pas une Europe-puissance. Il suffit que les États-Unis froncent les sourcils pour que l’Europe plie l’échine. Nous pouvons également ajouter, comme ferment de désunion, l’affaiblissement du sens de l’effort collectif et l’abaissement des fonctions de la puissance publique transcendant les intérêts gatégoriels. Conséquence : le projet européen dérive du politique vers les seuls objectifs matériels. ILEC : Lors des élections présidentielle et législatives françaises, l’Europe a été absente des débats. Comment réduire le « déficit démocratique » de l’Union européenne ? Comment mieux développer les liens entre les opinions publiques et la construction européenne ? J.-L. M. : Aujourd’hui, plus de la moitié des textes qui nous régissent sont d’essence communautaire. Comment peut-on considérer que l’Union européenne nous est extérieure, quand nous sommes confrontés à un renversement géopolitique total ? Malheureusement, nous n’avons plus, en France, de porte-parole du fédéralisme européen. L’Europe est dans l’angle mort de tous les rétroviseurs. Depuis une vingtaine d’années, les discours obscurcissent les réalités et la « machine bruxelloise » est devenue très complexe. Personne ne rendra plus démocratique un système présenté comme une contrainte et un monstre technocratique froid. Dans presque tous les pays de l’Union, les forces politiques soulignent davantage les sacrifices que les peuples doivent supporter pour harmoniser les intérêts communautaires que les avantages attendus. De surcroît, les citoyens européens vivent dans des États dont certaines attributions ont été démantelées mais que l’Union n’a pas récupérées. Seuls les grands idéaux peuvent limiter les intérêts catégoriels et redonner le souffle qui manque. ILEC : Depuis le 1er juillet, le Danemark assure la présidence de l’Union. Or ce pays n’a qu’un pied dans l’Union : il ne participe ni à l’euro, ni à l’Europe de la défense, ni à la coopération judiciaire, ni à la citoyenneté européenne ! Et ce n’est pas lui mais la Grèce, appelée à lui succéder, qui préside dès à présent l’eurogroupe ! Quelle peut être sa légitimité ? J.-L. M : Dans un système qui comporte aussi bien des éléments inspirés des idées fédéralistes (Commission, Cour de justice, Banque centrale européenne et euro) que des idées souverainistes, la présidence du Danemark est malheureusement légitime ! Elle témoigne du délitement de l’Union européenne, devenue une union à la carte. ILEC : Qu​‌’attendez-vous de la Convention sur l’avenir de l’Europe, présidée par Valéry Giscard d’Estaing ? J.-L. M. : Son article, paru dans le Monde du 23 juillet dernier, intitulé « La dernière chance de l’Europe unie », résume bien la situation. Sans solution réaliste, nous nous acheminerons, comme il le prédit, « vers une organisation régionale des Nations unies ». Cette convention est hélas, par sa composition et par ses centres d’intérêt, extérieure à tout ce qui peut sensibiliser l’opinion publique : c’est en son sein que résident les freins. Elle risque donc d’accoucher d’une souris. Sans prospective, point de salut. Il faut sortir de l’Union européenne actuelle pour résoudre la crise, constituer un noyau dur pour aller plus loin, mais les « fédéralistes » ne sont pas en mesure, aujourd’hui, de se compter sur une telle idée. (1) L’Union européenne, «Que sais-je ? », PUF, 4e édition, 2002.

Jean Watin-Augouard

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