Bulletins de l'Ilec

Liane n’est pas religion - Numéro 344

01/06/2003

« Le pape est mort, un nouveau pape est appelé à régner. Araignée, quel drôle de nom pour un pape, pourquoi pas libellule ou papillon ? »

Curieuse idée, en effet, que de confronter la marque à la théologie. Idée bizarre. Déraisonnable même. Encore que, depuis Érasme, la folie ait acquis ses lettres de noblesse. À en croire saint Paul (I Cor. III, 23), c’est même la sagesse suprême : « Si quelqu’un parmi vous pense être sage à la façon de ce monde, qu’il devienne fou pour devenir sage, car la sagesse de ce monde est folie auprès de Dieu. » Fort de cette puissante expression de ce que Paul Ricœur appelle le « style aporétique » de saint Paul, parions sur la sagesse de la folie de Dieu, en vue de comprendre les « choses cachées depuis la fondation de monde », dont René Girard s’est fait un système. Le ressac du marxisme rend le propos audible. L’anathème prononcé contre les superstructures, au premier rang desquelles la religion, est passé de mode. L’historien a redécouvert les mentalités, en partant modestement de la base, avec Emmanuel Leroy-Ladurie et la chronique de Montaillou, village occitan. L’explication des faits de société par la culture, hier encore objet d’un double déni de la part des marxistes (opium du peuple) et des structuralistes (vide de sens des systèmes de signes), revient en force dans les esprits, jusqu’à devenir la vulgate des nouveaux clercs. À en croire Samuel Huntington, ce sont les conceptions incompatibles que se font du Dieu unique les blocs de civilisations qui expliquent l’état du monde. Ainsi se renversent les canons de l’élégance intelletuelle, comme en un tournemain. Nos penseurs ont senti le vent tourner. Hier compagnon de Che Guevara, Régis Debray se fait l’apôtre de la réintégration de Dieu dans l’école de la république laïque. Non point qu’il ait été, comme son camarade Max Gallo, frappé par la foudre de l’Esprit-Saint, mais parce que le fait religieux, et lui seul, est capable d’exprimer l’indicible. « Plût au Ciel que les sciences religieuses fussent rétrogrades ou folkloriques. Tout porte à croire qu’elles dénichent ce que les sociétés contemporaines qui se croient naïvement protégées par l’individualisme démocratique ont de plus résistant et de moins dicible » (Le Feu sacré, Fayard). Séparée du sacré, l’anthropologie serait donc amputée du meilleur d’elle-même. L’exigence épistémologique implique le regard perçant de la théologie. À son tour, la théologie procède de l’épistémologie par le détour de l’herméneutique. À la mort du Christ, les apôtres n’ont encore presque rien compris. Il faudra l’intervention de Paul, en sa triple qualité de citoyen romain, de Juif issu de la tribu de Benjamin et de philosophe stoïcisant de Tarse, pour jeter les bases d’un dogme d’essence à la fois pleinement juive et radicalement grecque. Pour installer aussi l’Église des nations, conçue comme le corps mystique du Christ, d’inspiration juridiquement romaine. Au-delà, il faudra près de cinq siècles de travail philosophique, de polémiques et de schismes (gnostisme, arianisme, nestorianisme), jusqu’au concile de Chalcédoine (451), pour que le mystère trinitaire soit énoncé en sa forme définitive. Durant ce temps, la patristique se sera attachée à chercher dans le legs grec, et spécialement dans Platon, les prolégomènes de l’avènement du Fils de l’Homme. Ainsi, Clément d’Alexandrie parlera de la philosophie grecque comme d’un « prophète authentique ». Entre Alexandrie, Antioche et Constantinople, c’est dans le fonds grec que la théologie a trouvé les ressources conceptuelles qu’elle applique à la révélation. Ironie de l’histoire, Jérusalem a disparu du paysage intellectuel. Théologie et philosophie, à leur tour sont indémêlables de la science, à en croire le mathématicien et philosophe anglais Whitehead (Religion in the Making). Au terme d’une longue méditation métaphysique, il en vient à l’idée que le monde réel « est une description partielle de Dieu ». (Seule la théologie chrétienne peut faire l’économie de ce détour, puisqu’elle récuse l’idée du « grand horloger de l’univers » au nom du mystère de l’Incarnation.) La conclusion coule de source: « Vous ne pouvez pas dissocier la théologie de la science, ni la science de la théologie, ni non plus dissocier l’une ou l’autre de la métaphysique, ni la métaphysique de l’une ou de l’autre. Il n’y a pas de raccourci vers la vérité » (ibid.). Si donc la sociologie, à moins de se cantonner dans l’aire de la tekhnê, suppose une anthropologie, elle-même indissociable d’une métaphysique, à son tour indémêlable de la science et, en définitive, de la théologie, c’est à bon droit que la théologie questionne l’infrastructure sociale par excellence, à savoir l’économie, et, au cœur de celle-ci, son âme immatérielle qui a pour nom la marque. Une façon plus directe de dire les choses consisterait à constater que la marque se veut lien. Elle avoue qu’elle a trait à la religion, en ce que sa mission est de relier le consommateur au produit, et au-delà, dans un même imaginaire, tous les consommateurs dudit produit. Elle investit sans retenue le temple du religieux. N’est-elle pas un nom ? (la deuxième personne de la Trinité est « Logos ») ; un signe ? (le patronyme Christ signifie « l’oint », le marqué.) ; un contrat ? (les tables confiées à Moïse sont celles de l’Alliance) ; une promesse ? (analogue à celle faite par Yahvé à Abraham…). La marque est aussi territoire (rappel de la terre promise) et conjuration du temps qui passe (évocation cosmétique de l’éternité). Les vertus alléguées de la marque tiennent toutes au religieux. Qu’il s’agisse de la réassurance (écho terrestre de l’espérance), de l’innovation (quand la promesse a jeté les jalons de la philosophie de l’histoire orientée vers la Parousie, rompant la fatalité de l’Éternel Retour qui a scellé le sort de Monctezuma), le choix (reflet de la libre adhésion à la grâce qui fonde aujourd’hui l’individualisme laïc le plus strict), de l’attachement (attesté par le martyrologe chrétien, plus nombreux au XXe siècle que des siècles précédents accumulés (cf. Andrea Riccardi, Ils sont morts pour leur foi) ou de l’hédonisme (quand la promesse, en Allah comme en Christ, n’est rien de moins que celle de l’eudémonisme). À l’évidence, la marque arraisonne le fonds du religieux. Il faut vraiment que nous soyons entrés dans l’époque de l’oubli pour que cette vérité ne crève pas les yeux. Le malaise vient de ce que l’emprunt relève soit de l’inconscient – à cause précisément de l’oubli –, soit de l’ignorance du legs théologique. À ce stade, à quelques blasphèmes près dont une entreprise de textile ou quelques cinéastes se sont fait une spécialité, Dieu n’a cure de ce qui advient. Étant passé par le supplice de la croix, il a connu le pire. La marque, en revanche, est à l’épreuve. À plagier sans vergogne la langue du religieux, elle communique quand il s’agit de communier, elle manipule des valeurs (concept qui n’a rien de théologique) beaucoup trop lourdes à porter dans la sphère propre du profane. Pascal disait : « Qui veut faire l’ange fait la bête ». À s’ébrouer sans retenue, avec la foi du charbonnier qui, à l’ère du tout-électrique, est devenu mécréant, dans les champs élyséens du jardin d’Eden, elle s’expose à un double reproche, du point de vue du sacré ou de celui du profane. Sous le premier angle se profile la guerre de religion, dont l’ouvrage de Naomi Klein No Logo offre un exemple saisissant. Dans la seconde perspective, ce qui menace est le spectre de la société de marché, lorsque la matérialisation de l’échange et la désymbolisation du monde qui en est la conséquence ont pour effet de briser le lien social et de renvoyer le sujet, réduit au rôle de pur agent économique, à l’état de nature selon Hobbes. Cauchemar du retour au chaos de la violence primitive dont nos « quartiers » offrent l’exemple. La thèse avancée ici est que, lorsque le gourou de la marque se prend pour un chamane, il devient dangereux pour la marque, faute d’avoir été théologiquement préparé au sacerdoce. Ce qu’a parfaitement compris Monoprix, dont la dernière campagne emprunte tout au religieux, de façon explicite et consciente, à l’inverse exactement du chamanisme des gourous, mais avec ce qu’il faut de prise de distance pour signifier que la crainte de Dieu (vertu théologale par excellence) inspire les esprits sous cette enseigne. De quoi est-il question ? De lien, de lien et de lien encore. Mais l’intitulé du magazine lancé à cette occasion, Liane, néologisme circonspect, ne s’approprie pas le terme religion. C’est toute la différence. Retour à Prévert, selon qui « il ne faut pas laisser les intellectuels jouer avec les allumettes ». Pareillement, il ne faut pas laisser les gourous instrumentaliser les vertus théologales. Au terme d’une sainte colère, le Verbe chassa les marchands du temple (Marc, XI, 15). Lorsqu’il reparaîtra parmi les siens, ce ne sera pas jour de Parousie pour les faux prophètes.

Dominique de Gramont

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