Bulletins de l'Ilec

Une loi peu controversée et bien appliquée - Numéro 347

01/10/2003

Entretien avec Ramon Taix, président de Promarca

Pourquoi avoir instauré, en Espagne, une interdiction de la vente à perte en 1996, alors que, déjà, les prix prédateurs étaient prohibés ?

Ramon Taix. : Effectivement, la loi sur la concurrence déloyale interdisait les prix prédateurs depuis 1991. Cependant, elle ne permettait pas d’éliminer la revente à perte de notre marché. Elle présentait une première difficulté, en ce qu’elle n’établissait pas clairement le prix d’achat. La chose est fondamentale dans l’univers des biens de consommation, où les contrats qui régissent les relations commerciales entre les fournisseurs et les grands distributeurs sont très complexes. Ils prévoient des ristournes applicables à la totalité des ventes, d’autres à quelques groupes de produits, d’autres à des articles spécifiques. Ils établissent aussi des avantages conditionnels dépendants de faits à intervenir dans le futur (par exemple l’octroi d’une remise de fin d’année, si certains objectifs sont réalisés). Tout cela est trop complexe pour être l’objet de jugements soumis à l’impératif de rapidité. C’est pourquoi les tribunaux ne reçurent pas de plaintes. En outre, la loi ne prohibait la revente à perte que si elle était susceptible d’induire les consommateurs en erreur à propos du niveau réel des prix, si elle nuisait à l’image d’un produit ou d’un détaillant concurrent, ou si elle relevait d’une stratégie tendant à éliminer un compétiteur du marché.

Il est évident que la revente à perte produit toujours ces effets. Déjà dans les années 60, le théoricien de cette technique, le Porto-Ricain Bernardo Trujillo, parlait de « l’îlot de pertes dans un océan de profits ». Il établissait clairement le but de la manœuvre qui consiste à tromper le consommateur, lorsqu’il affirmait : « C’est un fait statistiquement prouvé que 85 % des consommateurs ne connaissent le prix que de dix marques de renom et 15 % seulement celui de quarante-cinq articles » Si les prix de ces quarante-cinq références sont réduits alternativement de façon spectaculaire, autrement dit à perte, un signal très fort est émis en direction des consommateurs. Ces derniers seront attirés et achéteront tous les produits offerts, influencés par l’image de casseur de prix obtenue par l’enseigne, dont les ventes augmenteront ainsi de 200 % . « C’est ainsi, disait-il, qu’un nombre réduit d’articles transmet l’image de discount aux six mille autres produits dans une grande surface. »

Devant l’inefficacité de l’article 17 de la loi sur la concurrence déloyale, le législateur espagnol, en vue d’éradiquer la revente à perte pratiquée par quelques grands distributeurs, a dû faire un pas de plus. Il a adopté un nouveau texte, appelé « loi d’organisation du commerce de détail » (7/1996), destiné uniquement à régler les relations entre les détaillants et leurs fournisseurs. L’article 14 prohibe en tant que telle la revente à perte, dont le seuil est le prix d’achat de la marchandise, défini comme celui qui apparaît sur la facture, une fois déduite la part proportionnelle des rabais et des ristournes figurant sur ce document. Sont exclues les réductions de prix correspondant à des services réalisés par les enseignes, autrement dit la coopération commerciale.

Lorsque la loi a été mise en chantier, quelle a été la position des parties en présence : agriculture, industries de consommation, organisations de consommateurs, distribution ?

R. T. : Les quatre groupes d’intérêts mentionnés ont soutenu dès l’origine le principe de la loi, qui a pu ainsi être adoptée à l’unanimité par le Parlement. Aujourd’hui, une partie de la distribution appuie toujours le texte. Il s’agit notamment des entreprises représentées par l’Asedas (Association espagnole des distributeurs, du libre service et des supermarchés) et la Cecoma (Confédération des entreprises du commerce de détail et de services de la Communauté de Madrid).

Quel est l’esprit de la loi, concernant la prohibition de la revente à perte ? Quels en sont les mécanismes, le dispositif de mise en œuvre des sanctions et d’appel ?

R. T. : Il s’agit d’une loi de nature administrative, assortie de sanctions pécuniaires qui peuvent atteindre 600 000 euros. La mise en œuvre est confiée aux collectivités locales (les « autonomies »), qui peuvent agir soit d’office, soit à la demande d’une partie lésée. Les décisions des autonomies sont susceptibles d’appel devant les juridictions chargées du contentieux administratif.

La loi a-t-elle été appliquée ? Existe-t-il une jurisprudence ?

R. T. : La loi a été très bien appliquée depuis l’origine. Il existe une abondante jurisprudence. Les sanctions imposées par l’administration sont en général confirmées. La loi a-t-elle eu des effets sur le marché et sur les comportements ?

A-t-elle modifié les pratiques commerciales ?

R. T. : Elle a eu des effets très positifs. Il y a peu de cas de revente à perte et ils font, en général, rapidement l’objet d’une plainte de la part des distributeurs ou des fournisseurs. On peut affirmer que le texte est un succès. Ses effets ont été évidents dès 1996. L’image des marques a été protégée. Les consommateurs ont cessé d’être manipulés dans leur appréciation des prix. La distribution a été rééquilibrée, comme le montre l’augmentation de la part de marché des supermarchés.

La loi a-t-elle eu des effets pervers ou simplement inattendus ? Les parties à l’acte du commerce l’ont-elles subie ou l’ont-elles détournée ?

R. T. : A l’occasion, il y a eu quelques tentatives pour enfreindre la loi de la part de quelques grands distributeurs, qui ont lancé des opérations tests de revente à perte dans des hypermarchés. L’action rapide et efficace de l’administration a mis fin à ces pratiques.

Les problèmes que la loi a résolus ont-ils bien été ceux qui étaient visés ? A-t-elle eu, globalement, un effet positif ?

R. T. : Oui. Sur le marché, dégager des bénéfices est indispensable pour subsister et croître. C’est pourquoi la revente à perte est contraire à l’essence du commerce et de la vie des affaires. C’est une aberration qui a pour but de tromper les consommateurs et d’éliminer le petit commerce. A mon sens, la loi de 1996 a rendu le marché plus concurrentiel, puisque les consommateurs ne sont plus trompés sur les prix des produits. L’image des marques n’est plus détruite dans l’esprit des chalands. Tous les détaillants qui ne peuvent pratiquer la revente à perte ont été mis à même de jouer le jeu d’une concurrence loyale, ce qui leur a permis de gagner des clients, grâce à la qualité de leurs services.

Une réforme de la loi est-elle en vue ?

R. T. : Ce n’est pas le cas, du moins pas à l’initiative des autorités espagnoles. Cependant, en octobre 2002 la Commission européenne a publié un projet de règlement sur les promotions des ventes, selon lequel la vente à perte serait autorisée dans toute l’Europe. Les associations de fabricants de produits de grande consommation et l’Asedas ont ensemble réagi contre ce projet. Elles ont expliqué à l’administration espagnole la nécessité d’éliminer du texte de la Commission tout ce qui concerne la revente à perte. Pour le moment, il semble que cette position l’ait emporté. C’est pourquoi nous sommes satisfaits. Nous pensons que la loi a eu des effets positifs et qu’elle va continuer à bénéficier au marché.

(1) Promarca est l’association espagnole des industries de marques.

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