Bulletins de l'Ilec

En guise de conclusion : l’Espagne comme modèle ? - Numéro 347

01/10/2003

En France, la prohibition résulte d’une loi de finances de 1963. Elle a été conçue pour donner un signe, et rien de plus. De fait, elle n’a jamais vraiment été appliquée. C’est pourquoi la loi Galland du 1er juillet 1996, adoptée dans une période où la déflation guettait, est revenue sur le sujet. Avec une grande économie de moyens et au prix d’une très sensible augmentation des sanctions prévues, elle a rendu l’interdiction effective et réelle.

En Espagne, la prohibition résulte d’une loi de 1991 sur la concurrence déloyale, laquelle n’a jamais produit les effets escomptés. Trop ambitieuse (elle attaque d’un même trait la revente et la vente), trop lourde (elle vise le marché, au-delà des partenaires commerciaux), trop compliquée (les problèmes de preuve n’ont jamais été résolus), elle a connu l’échec. La loi de 1996 sur le commerce de détail est donc revenue sur le sujet. Elle présente nombre de traits communs avec la loi Galland. Comme cette dernière, en effet, elle vise :
- non pas le dommage fait au marché, mais une pratique commerciale, ce qui simplifie radicalement l’administration de la preuve,
- non pas la vente, mais la revente à perte d’un article en l’état,
- un prix non pas établi comme résultat d’un calcul économique, toujours discutable, mais porté sur une facture.

En d’autres termes, au même moment, en 1996, la république française et la monarchie espagnole entendent éradiquer la pratique de la revente à perte, entendue comme le fait de céder une marchandise à un prix inférieur à celui de la facture, aux impôts et à quelques exceptions de bon sens près. Seule différence notable, le droit d’alignement était reconnu au-delà des Pyrénées et dénié en-deçà.

Pour autant, les deux dispositifs ne peuvent être confondus. Il existe entre eux des différences radicales, portant sur la nature du texte et sur sa mise en œuvre :
- la loi espagnole institue un contrôle administratif, placé sous le contrôle du juge du contrat, de droit commun. A l’inverse, si la loi française instaure également un contrôle administratif, celui-ci échappe, de par sa nature juridique, au juge du contrat, pour être confié au juge pénal ;
- la loi espagnole ménage un espace à la négociation, la loi française guère, ce qui ne veut pas dire qu’elle n’en laisse pas en théorie, mais signifie qu’elle n’en laisse pas dans les faits, compte tenu de la posture adoptée dans la négociation par les parties prenantes.

Du côté espagnol, il n’y a pas de conditions générales de vente, au sens français du terme. Point de focalisation sur la discrimination non plus. Chacun négocie au mieux de ses intérêts, en souhaitant que le meilleur gagne, lequel peut être le plus gros, mais aussi le plus malin ou le plus commerçant. La facture, selon le texte de la loi, transcrit le prix du produit diminué de la partie proportionnelle des réductions de prix acquises lors de la vente, à l’exception du prix des services. Que signifie cette expression ? Au départ, pas grand-chose. A l’arrivée, moins encore. L’idée est que les services ne sont pas considérés comme une réduction de prix. Par conséquent, il n’y a pas de facturologie. Mais comme il n’y a ni définition légale de ce qui est service ou ristourne, ni CGV susceptibles d’établir le sens des termes, il se trouve que c’est à la négociation commerciale de déterminer non seulement le prix net-net-net, mais aussi celui de la facture. Le seuil de revente à perte est négociable, donc négocié, donc différencié.

Il en résulte que toutes les factures ne se ressemblent pas. Comme en France, chaque acheteur veut avoir les meilleures conditions. Mais à la différence de ce qui se passe dans l’Hexagone, tout le monde n’adopte pas la même méthode. Les enseignes d’origine nationale et le maxi-discompte recherchent le prix net le plus faible possible, les enseignes d’origine française s’en tiennent à l’optimisation de la marge arrière.

Il en résulte encore que les prix à la consommation sont tirés vers le bas par le jeu de la concurrence. Par rapport à un indice 100 pour l’Eurolande, l’Espagne se situe, en juin 2003, à 95,5, soit parmi les pays les moins chers, devancée seulement par l’Allemagne (87,8) où la déflation fait rage, la Belgique (94,1) et l’Italie (94,8). A titre indicatif, la France dépassait la moyenne, à hauteur de 101,4. Modération des prix, par conséquent, mais pas effondrement à l’allemande, le tout au sein d’une économie qui continue son expansion, portée par une consommation toujours dynamique.

Les effets positifs de la loi espagnole sont patents. Il faut reconnaître que les partenaires de l’amont et de l’aval y ont mis du leur. Au début, en 1996, certains ont annoncé qu’ils continueraient à casser les prix. Mais bientôt, les choses sont rentrées dans l’ordre et la surenchère à la baisse, qu’il s’agisse de fond de rayon ou de promotion, a fait place à un prudent pilotage de la marge dont n’ont eu à pâtir ni l’avant, ni l’aval, ni les consommateurs.

Est-ce à dire qu’aucun effet pervers ne s’est manifesté ? C’est selon, mais à l’évidence la loi a changé les choses sur le marché. Avec le recul du temps, les hypermarchés sont les grands perdants. Ils axaient leur accroche commerciale sur les prix, ils appliquaient sans vergogne les recettes mijotées en son temps par Bernard Trujillo. Résultat, six ans plus tard, leur part de marché est retombée : de 31,6 % à 25,7 % .

Il serait bien entendu excessif d’attribuer le phénomène au jeu exclusif de la loi de 1996. Les règles compliquées, parce que décentralisées, de l’urbanisme commercial ont leur part dans l’évolution, avec les changements de comportement des consommateurs.

Il n’en reste pas moins que la prohibition de la revente à perte est décisive.

Reste à savoir pourquoi deux lois en apparence si proches, l’espagnole et la française, ont eu des résultats si contradictoires, encore que le diagnostic doive être nuancé. Le marché espagnol n’est pas un lit de pétales de roses. Il connaît ses tensions. La montée en puissance des marges de distributeurs, orchestrée avec grand talent par Mercadona, est cause de préoccupation.

Plus encore, le regain des tensions baissières sur les prix fait craindre pour la bonne marche des affaires. A ce point que certains se prennent à rêver d’une version ibérique de la loi Galland. Mais ils demeurent très minoritaires, la majorité continuant à exprimer son consensus sur le dispositif actuel, tant parmi les producteurs que parmi les distributeurs, à la notable exception des représentants des hypermarchés.

Il faut donc chercher dans les spécificités de la loi espagnole ce qui expliquerait qu’elle fonctionne aussi bien.

Première différence, il s’agit d’un texte qui, actionné (comme en France) pour l’essentiel par l’administration, relève de l’intervention du juge du contrat. A l’inverse, le dispositif français est d’ordre pénal, ce qui comporte un double inconvénient : celui d’être répressif et celui de faire intervenir un juge qui n’a pas les moyens de développer un raisonnement de type économique, prisonnier qu’il est, dans un état de droit, de l’interprétation selon la technique du in favorem.

Deuxième différence, la loi elle-même comporte une part de souplesse, grâce à ce qu’elle définit comme grâce à ce qu’elle omet. En Espagne, il n’existe pas d’obligation de communiquer des conditions de vente. La définition de ce qui relève d’une part des services de distribution et d’autre part de la réduction de prix est d’une grande flexibilité, n’étant pas enserrée dans un carcan réglementaire ou contractuel. Ainsi il existe une porosité entre la ristourne et la coopération commerciale, une relative perméabilité entre l’avant et l’arrière. Tous les acteurs le savent et vivent avec. Dès lors, la loi d’airain de l’alignement n’a pas cours. La différenciation est la règle et, au lieu de s’en défendre, les partenaires s’en accommodent, certains cherchant à gagner à l’avant et d’autres à l’arrière.

Le modèle espagnol est-il transposable en France ? A priori, rien ne s’y oppose. La majeure partie des dispositions du Code de commerce qui concernent les pratiques commerciales restrictives relèvent du civil. Le dispositif de sanctions dont elles sont assorties suffit à en assurer l’effectivité, depuis que la loi NRE a rétabli l’intervention devant le tribunal du représentant du ministre de l’Economie et depuis qu’a été introduit dans notre droit le concept d’amende civile. Autant d’êtres hybrides qui ne plaisent pas aux puristes, mais autant d’instruments qui permettent peut-être, désormais, de dépénaliser le droit sans le dénaturer.

Pour que l’hispanisation de la loi Galland soit réussie, il conviendrait aussi que la facturation soit rendue à l’initiative des partenaires, ce qui est la logique même. Dans la mesure où elle respecte l’ordre public, en particulier dans le domaine fiscal, elle devrait librement matérialiser l’accord contractuel qui est lui-même la loi des parties. Dans la limite de l’interdiction de la discrimination, dont la circulaire Dutreil rappelle opportunément qu’elle ne signifie pas non-différenciation, et moins encore uniformité, les parties devraient pouvoir définir librement, sur la base des conditions de vente du fabricant, ce qui relève de la réduction de prix et ce qui relève du service de coopération.

L’introduction d’une dose bien tempérée de porosité entre l’avant et l’arrière aurait pour effet de ruiner la fatalité de l’alignement de chacun sur tous. Le marché serait rendu à la concurrence, sans pour autant être livré au vertige de la déflation à l’allemande. N’en déplaise à la république, la monarchie espagnole peut inspirer notre législation. Moindre mal : c’est le dernier des Bourbons qui y règne.

La rédaction

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