Bulletins de l'Ilec

« De la possession à l’usage projeté » - Numéro 348

01/11/2003

Entretien avec Jean-Pierre Fourcat, vice-président de Cofremca-Sociovision

Les consommateurs seraient aujourd’hui plus matures, experts, infidèles, nomades, divers… Jean-Pierre Fourcat : Le conditionnel est nécessaire. Les consommateurs sont effectivement devenus infidèles, nomades et pluriels. Les habitudes ont cédé la place à des comportements de nomadisme, de zapping, d’ « infidélité régulière », et le phénomène va au-delà des comportements de consommation. Hier, on disait d’une personne qu’elle était « quelqu’un de bien » si elle avait des habitudes. Aujourd’hui, la même qualité est conférée à celui qui change et qui témoigne de sa capacité d’autonomie par rapport aux normes établies. Hier, un consommateur était qualifié de fidèle quand, sur certains marchés, il achetait le même produit plusieurs fois par semaine. Aujourd’hui, la fidélité se construit par attirance renouvelée. En revanche, affirmer que les consommateurs sont devenus experts et matures est une erreur. Quelques-uns prétendent l’être. De ce fait, ils influencent les médias, où l’on parle d’experts influents. Reste que le besoin d’expertise s’est développé à mesure que le consommateur s’est senti abusé, trompé par certaines offres, et a vu monter son pouvoir individuel et collectif, via les organisations de consommateurs et les revues Soixante Millions et Que choisir. Le consommateur a besoin de se croire expert. Cette évolution a-t-elle été progressive ou il y a-t-il eu, dans un demi-siècle de consommation de masse, des dates de rupture ? J.-P. F. : Nous sommes passés d’une pyramide des âges à un cylindre des âges : il y a, aujourd’hui, autant de seniors que de jeunes. La société française est donc confrontée à une accumulation d’expériences différentes, même si celles de l’adolescence sont conservées. Les années 1950 étaient marquées par un désir forcené de consommation : la reconnaissance ou valorisation sociale est alors conférée par le statut social, donc par la consommation qui devient l’aboutissement de la vie. Vivre « à l’américaine » devient un leitmotiv et une obsession. Cette période est marquée par la domination et la notoriété des marques, l’équipement du foyer et le besoin de sécurité, et par un certain conformisme social, chaque classe s’extériorisant par son mode de consommation. Une grande rupture apparaît à la fin des années 1960, avec le besoin d’autonomie et la substitution au groupe de l’individu qui entend « vivre sa vie » sans contrainte. Sur le plan de la consommation, cette révolution se traduit par la montée en puissance du libre-service, des produits personnalisés et la fin des tâches rébarbatives. L’hypermarché traduit la double dimension de l’autonomie, avec la fin du vendeur et l’utilisation de la voiture. Les années 1980 illustrent la montée inexorable du plaisir à travers la revendication « tout, tout de suite ». Aujourd’hui, la recherche de sens sous-tend les comportements. Sur fond de développement exponentiel des moyens de communication, les consommateurs, conscients que le monde rétrécit, relativisent de plus en plus. Quand bien même le consommateur aurait changé, existe-t-il des invariants, des comportements permanents ? J.-P. F. : La faim et la soif, sans oublier la toujours très forte corrélation entre les revenus et la consommation ! Du fait du cyclindre des âges, nous sommes confrontés à la cohabitation des quatre époques puisque les besoins exprimés portent aussi bien sur des questions de sécurité, d’autonomie, de plaisir et de sens. La grande difficulté est de gérer cette diversité. Toutes les générations sont désormais sous le même toit ! Soulignons un comportement totalement nouveau : le consommateur n’est plus considéré comme le destructeur final, car il recycle. Les produits ont une deuxième vie. Autre mutation : contrairement à ce que l’industriel imagine, le consommateur ne pense pas à lui tous les jours. L’industriel doit relativiser la part de son activité par rapport à la vie des gens. Le concept de part de marché a changé : on ne doit plus raisonner en « part de marché fabricant », mais en part de temps, de plaisir, de loisir, difficilement mesurables. Le mimétisme a-t-il réellement disparu, quand l’appartenance au groupe ou à la tribu structure une certaine consommation ? N’est-il pas en contradiction avec l’individualisme ? J.-P. F. : La société est aujourd’hui fondée sur le principe du « branchement alternatif » en fonction des moments et des circonstances. Les monomaniaques de la tribu sont donc minoritaires. Il faut se méfier des ciblages trop pointus. Le consommateur est devenu un « produmer », contraction de product et de consumer, capable de fabriquer ou de personnaliser par sa propre action les produits qu’il consomme. L’individuation - le contraire d’individualisme, synonyme d’égoïsme, désigne une situation dans laquelle le « moi » est tellement fort que la personne peut le partager avec les autres, comme l’atteste l’explosion des jeux vidéos. L’évolution de la structure de la consommation des ménages n’illustre-t-elle pas le passage d’une économie fondée sur les besoins matériels à une économie qui doit satisfaire les besoins immatériels, avec pour conséquence une marchandisation de besoins qui échappaient jusqu’alors à la sphère économique ? J.-P. F. : Tout un pan de l’économie concerne de plus en plus l’individu au sein du ménage. Sur bon nombre de domaines, le « chef de ménage » a disparu, comme l’atteste le pouvoir des enfants et des adolescents. En outre, une partie de plus en plus importante de la consommation des ménages échappe aux statistiques : le troc s’apparente à une marchandisation sans financement. Dans ce cas, ce n’est plus tant la valeur nominale du produit que sa valeur affective qui prime. Deuxième aspect : la seconde vie des produits illustrée par la multiplication des journaux et de sites de vente de produits d’occasion, mais aussi par la vogue des vide-greniers. Le consommateur n’est plus le destructeur final. Le rapport à l’objet de consommation a-t-il changé, de la possession à l’usage ? La consommation est-elle encore une finalité ? J.-P. F. : Nous passons de la possession à l’usage projeté et la finalité de la consommation, c’est justement l’usage. Au reste, certains secteurs, notamment l’automobile, par la location-vente ou le crédit-bail, ne font payer aux consommateurs que la valeur d’usage. La marque trouve ici sa raison d’être. Comment, sur des marchés saturés, les entreprises peuvent-elles connaître la croissance ? J.-P. F. : Il n’existe pas de marchés saturés. La saturation est la conséquence du manque d’innovation et du fatalisme. Les entreprises font de la croissance non pas en répondant à des besoins ou à des attentes, qui n’existent pas, mais en créant une offre nouvelle. Poser, dans les années 1970, la question « voulez-vous un téléphone portable ? » aurait donné une réponse négative ! Face aux consommateurs, « zappeurs » et « caméléons », comment les entreprises peuvent-elles fidéliser ? La qualité des produits ne suffit plus… J.-P. F : La fidélité ne se construit plus en misant sur les habitudes du consommateur mais sur une attirance renouvelée. L’entreprise ne peut plus se contenter d’avoir une position dominante sur un marché, et elle doit éviter le piège – très actuel – du trop-plein de séduction. La qualité des produits ne suffit pas, car c’est le contrat de base du marché. Les marques doivent créer des connivences avec les consommateurs. L’imaginaire, plus que la fonction, sera le moteur de la consommation de demain. Les études de marché ne freinent-elles pas parfois l’innovation. Beaucoup de marques ne seraient-elles pas dans les limbes, si leur créateur n’avait pas donné libre cours à son imagination ? J.-P. F. : Absolument. Le mimétisme des responsables marketing freine souvent l’innovation ou crée des marchés monodimensionnels au sein desquels les marques se ressemblent. La prise de risque a diminué, particulièrement dans certains grands groupes où prime la finance. L’exception vient des PME et des groupes patrimoniaux, qui raisonnent sur le long terme. L’innovation pertinente n’est-elle pas souvent la bonne réponse à une question qu’on ne s’est pas posée ? J.-P. F. : Les consommateurs ont, aujourd’hui, une répulsion à l’égard de tout ce qui se prétend nouveau. Ajoutons qu’il est parfois des innovations, ainsi perçues dans l’entreprise, qui ne sont que de simples mises à niveau sur le marché ! Quelles son les tendances qui vont marquer de manière durable, les comportements d’achats ? La consommation dite « engagée » est-elle une mode passagère ou une tendance profonde ? J.-P. F. : Face au prix, le consommateur n’hésite pas. Il est arbitre de son argent, au même titre que de ses loisirs et de ses plaisirs. La consommation dite engagée va progresser, et les consommateurs, qui n’entendent pas être culpabilisés, vont exiger davantage des entreprises en matière de développement durable, afin qu’il soit conjoint avec la facilité d’usage. Quelles sont les conséquences du mixage culturel des civilisations industrielles ? Existe-t-il un consommateur mondial ? J.-P. F. : Le consommateur mondial n’existe pas. C’est un arlequin, à la fois global et local, particulièrement dans le domaine des produits électroniques, globaux dans leur conception et leur fonctionnalité, locaux dans leur application. Alors que les conditions matérielles progressent, les gens ne semblent pas plus heureux. Comment l’expliquer ? La société est-elle confrontée à de nouvelles attentes sans réponse ? J.-P. F. : Il est faux de dire que les gens sont aujourd’hui plus malheureux qu’hier. Ils sont plus exigeants et sont en quête de sens. Le XXe siècle n’a pas réussi la fusion de l’économie et de l’humain, et le XXIe siècle ne fait pas rêver.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur notre site. Si vous continuez à l'utiliser, nous considérerons que vous acceptez l'utilisation des cookies.