Bulletins de l'Ilec

Le cas Safeway - Numéro 350

01/02/2004

Par Michael Hutchings, avocat, conseiller juridique de l’AIM (Association des industries de marque)

DEFINITION DU MARCHE PERTINENT Le principal point dans l’analyse de la définition du marché repose sur les marchés de distribution locaux. L’analyse reprend l’expression technique « isochrone », utilisée il y a trois ans dans le rapport sur les grandes surfaces. Il s’agit essentiellement de la même analyse que celle utilisée par la Commission européenne dans trois cas importants, et par les autorités françaises dans le cas Promodès. Elle est cependant bien plus précise. La portée de la concurrence entre magasins peut être établie en fonction d’un rayon représentant dix à quinze minutes de trajet entre deux points de vente. L’analyse a été menée pour quatre cents magasins Safeway, et ses détails sont repris dans l’une des annexes du rapport. Elle retient la base d’un temps de conduite voisin de quinze minutes, mais elle a également été effectuée sur une base de dix minutes. Ce temps de conduite varie si le magasin est en centre-ville, en sortie de ville ou à la campagne, étant donné que les limitations de vitesse changent. L’étude porte aussi bien sur le marché d’approvisionnement que sur le marché aval du commerce de détail. Pour la première fois, les autorités britanniques se sont vraiment intéressées au marché de l’approvisionnement, comme leurs homologues européens avaient pu le faire dans les cas Kesko-Tuko ou Carrefour-Promodès. Il est clair qu’une étude de fusion entre distributeurs doit s’attacher séparément aux marchés amont (fournisseurs) et aval (commerce de détail). IMPACT DE LA FUSION SUR LES FOURNISSEURS L’une des caractéristiques d’une enquête sur une fusion est qu’elle n’a pas de bases historiques, contrairement à la plupart des analyses de concurrence. L’analyse d’un cas de fusion revient à regarder à travers une boule de cristal. Les autorités se demandent : « Quel sera l’effet de cette fusion dans le futur ? » Pure spéculation. En l’espèce : « Quelle sera la conséquence d’un achat de Safeway par Morrisons si les trois autres acteurs du marché restent tels quels, ou quelle sera la conséquence d’un achat de Safeway par Tesco, si les trois autres acteurs du marché restent tels quels (or le marché n’est pas aussi simple) ? ». Les autorités de la concurrence mènent leur analyse sur cette base théorique, en supputant les conséquences d’une acquisition par Tesco, par Sainsbury, par Asda, en comparaison de ce qui se produirait si Morrisons achetait Safeway. Elles réalisent ainsi une double analyse : elles comparent les effets de la fusion projetée avec la situation existante, mais comparent également cette fusion à une éventuelle autre opération, ce qui est un processus très complexe. Le rapport a été rédigé sous notre ancienne juridiction (Fair Trading Act). Il s’agit du dernier cas relevant de celle-ci, car la loi a changé en juin, alors que ce cas était à l’étude. A l’avenir, sous l’Enterprise Act, ces affaires seront entièrement sous le contrôle de la Commission de la concurrence, et les ministres ne pourront s’y impliquer. Dans ce cas, la loi aborde les effets pervers qui pourraient être contraires aux intérêts du public. Notre nouvel examen consistera à identifier une réduction significative de la concurrence. Il s’agit du même examen que celui qui est utilisé aux Etats-Unis, légèrement différent de l’examen européen, qui tient à l’appréciation de la création ou du renforcement d’une position dominante. EFFETS PERVERS POUR LES FOURNISSEURS Le rapport comporte de nombreux éléments sur le marché d’approvisionnement, sur l’impact que chacune de ces fusions pourrait avoir sur les fournisseurs. L’une des raisons pour lesquelles il a été procédé ainsi est que la Commission de la concurrence a rédigé un rapport sur les grandes surfaces il y a trois ans, dans lequel elle effectue une analyse extrêmement détaillée. A ce titre, elle a identifié cinquante-deux pratiques anticoncurrentielles imposées par les distributeurs à leurs fournisseurs (voir p.9). Ainsi, le rapport décrit très précisément des pratiques de Tesco à l’égard de ses fournisseurs, telles que l’obligation de concéder des remises rétroactives, l’allongement des délais de paiement ou la demande de primes de référencement disproportionnées. Le résultat du rapport 2000 et la solution pour remédier aux comportements anticoncurrentiels consistait à établir un code de bonne conduite. Le code fut publié en mars 2002 et rend, en théorie, la plupart des pratiques restrictives illégales. Pour le cas Safeway, la Commission a bénéficié de tous ces travaux. Mais elle a poussé l’analyse plus avant, en évaluant l’effet que chacune de ces fusions aurait sur les fournisseurs et sur les pratiques restrictives. Elle a conclu, très clairement, que les effets pervers empireraient. Ils étaient désastreux en 2000. Le code aurait dû entraîner une amélioration. Cela n’a pas été le cas. Ils empireront quelle que soit la fusion réalisée, y compris celle lancée par Morrisons. L’offre de Morrisons a bien sûr été acceptée, mais le seul effet sur la concurrence mis en évidence est celui dont pâtiront les fournisseurs. Alors ? La Commission de la concurrence, soumise à l’ancienne juridiction, n’a pas le pouvoir d’imposer une solution. Elle peut seulement faire une recommandation. Son avis est que le code de bonne pratique a besoin d’être renforcé. INEGALITE CRIANTE DES POUVOIRS DE MARCHE La question de la puissance d’achat est essentielle pour savoir de quelle façon l’une ou l’autre des fusions pourrait affecter les fournisseurs. La puissance d’achat a été clairement définie dans le rapport publié en 2000 sur les grandes surfaces. Dans le nouveau rapport, l’analyse est poussée plus avant. Il est démontré que les grands distributeurs possèdent un très important pouvoir de marché. Il y a déséquilibre par rapport aux fournisseurs. Tesco représente environ 30 % des ventes de la plupart des fournisseurs au Royaume-Uni, mais le fournisseur moyen ne représente que 0,0024 % des achats effectués chez Tesco. Même le plus important des fournisseurs ne dépasse pas 1 à 2 % . Ce déséquilibre est extrêmement important. Les fournisseurs ont un pouvoir de marché très faible, voire inexistant, dans leurs négociations avec les distributeurs, exception faite de ceux dont les produits sont des incontournables. Ce déséquilibre dans le pouvoir du marché avait déjà été précédemment mis en évidence par l’Union européenne, mais il est à nouveau souligné ici, avec une analyse très précise de ses causes et de ses manifestations. Le rapport contient des informations très importantes pour les autres pays, dans la mesure où beaucoup connaissent une situation identique. D’intenses discussions ont eu lieu à propos de l’impact de la puissance d’achat sur les prix de cession de l’industrie au commerce, et plus spécialement sur la concurrence entre Tesco et Asda. Asda affiche les prix les plus bas du Royaume-Uni mais n’obtient pas les meilleurs tarifs. Une des raisons est qu’Asda n’effectue pas de promotions. Il n’obtient donc pas de ses fournisseurs des tarifs spéciaux, contrairement aux autres distributeurs. Tesco est le distributeur le plus important et obtient de ses fournisseurs les prix les plus intéressants, avec un avantage visible sur son rival Asda. Selon le rapport publié en 2000, sur une base de 100 de prix d’achat pour tous les produits d’épicerie, Tesco obtient en moyenne 96, soit 4 % de mieux que ses quatre concurrents immédiats. Quant aux autres, ils paient 103 ou 105, et pour les petits commerçants, bien plus que cela. La différence entre ces intervenants et Tesco peut aller jusqu’à 10 % , bien plus que les marges de la distribution. La puissance d’achat de Tesco lui donne donc un avantage aussi indubitable qu’inéquitable, et personne n’est en mesure de le concurrencer. C’est un fait que la Commission de la concurrence reconnaît. Elle n’a pas la latitude d’exercer un contrôle sur les prix, mais elle a enregistré cette donnée au chapitre de la discrimination tarifaire. Le Royaume-Uni n’a pas de législation sur les discriminations, à l’inverse de nombreux autres pays, parmi lesquels la France, l’Irlande, l’Allemagne et les Etats-Unis. Cependant, le rapport de la Commission de la concurrence est bien près de dire que lorsqu’un fournisseur vend exactement les mêmes produits, aux mêmes quantités, à des distributeurs presque identiques, mais en facturant des prix différents, il y a problème. SITUATION DE RIVALITE En général, dans un cas relevant de la concurrence, ce qui comprend les cas de fusion, soit l’analyse se fonde sur un test de réduction sensible de la concurrence (comme aux Etats-Unis et au Royaume-Uni), soit elle repose sur un test de position dominante, comme en Europe. Dans tous les systèmes, l’essence de l’analyse menée par les autorités consiste à mesurer l’effet d’une opération sur les prix, puisque c’est ce qui est généralement entendu par effets pervers. La fusion va-t-elle entraîner une augmentation des prix ? A cet effet, les économistes utilisent toutes sortes de tests. Dans le cas étudié, l’analyse a été plus poussée. Il y eut de nombreuses discussions à propos de la notion de « rivalité », et pas sur celle de concurrence. L’idée n’est pas nouvelle. Elle a constitué la base de toute la littérature économique de ces dernières années. La notion de rivalité est plus étendue que celle de concurrence sur les prix. Elle couvre tous les aspects de la concurrence, qui sont analysés dans le rapport. Elle comprend par exemple la notion de choix – les consommateurs auront-ils un choix limité de magasins, un choix réduit au niveau des prix, y aura-t-il moins d’innovation dans les produits, moins de concurrence dans des services tels que les heures d’ouverture, les garderies d’enfants, les parcs de stationnement… ? Une analyse très utile, en ce qu’elle établit clairement que chacune de ces fusions provoquera une réduction des investissements des industriels, ce qui signifie moins d’innovation, et en conséquence un choix réduit pour les consommateurs. Il y a effet pervers pour la concurrence. Quand elles analysent une fusion, les autorités se demandent si l’entité issue de l’opération va affecter le concurrence – effets unilatéraux – ou si elle sera en mesure de coordonner son activité avec celle des principaux distributeurs – effets concertés –, ce qui provoquerait une augmentation des prix ou d’autres effets contraires sur le terrain de la concurrence. La Commission a passé énormément de temps en entretiens sur la phase de concurrence entre les principaux distributeurs, au terme de laquelle Asda a fait baisser les prix du marché. Asda a sensiblement augmenté sa part de marché au cours des dix dernières années, en grande partie grâce à sa politique de baisse des prix. La Commission établit très précisément que si Asda avait acheté Safeway, l’enseigne n’aurait plus eu de raison de poursuivre cette politique. Ce qui peut être interprété comme un parallélisme des comportements, sans qu’il y ait eu besoin de se coordonner. Sainsbury et Tesco se seraient tacitement entendus sur le fait qu’il n’aurait été d’aucun intérêt de poursuivre une concurrence acharnée. La conclusion de la Commission de la concurrence n’est pas seulement spéculative. Elle est convaincue que c’est ce qui se produirait si Tesco ou Asda achetait Safeway. Et, partant, si Morrisons achète Safeway, cela ne se produira pas, parce que Morrisons et Safeway réunis formeront un quatrième acteur capable de se mesurer à Tesco, à Asda et à Sainsbury. Il y aura alors quatre grands acteurs sur le marché, et stimulation par une concurrence acharnée. S’il n’y a que trois intervenants, il n’y a plus de stimulation. Le passage de cinq à quatre serait acceptable, bien que sujet à caution, mais revenir de quatre à trois est hors de question. C’est un message très clair adressé aux autres pays. Le rapport dit que si de cinq à quatre il y a problème, et que la fusion doit être envisagée de manière très attentive, de quatre à trois, en revanche, il n’y a plus de concurrence, mais changement radical des règles du jeu. Il existe un certain nombre de marchés en Europe où seulement trois grands acteurs sont présents. C’est le cas en Suède, en Norvège, en Finlande, en Suisse. Ailleurs, il n’existe souvent que quatre ou cinq acteurs. Toute fusion impliquant les trois ou quatre principaux distributeurs y serait examinée de façon très attentive, si les autorités locales de la concurrence se ralliaient aux vues de la Commission britannique de la concurrence. TRANSFERTS DE MAGASINS SOUS SURVEILLANCE Les solutions préconisées par la Commission sont principalement qu’Asda, Tesco et Sainsbury ne sont pas autorisés à faire une offre sur Safeway. Morrisons a été retenu, à la condition de vendre cinquante-deux magasins Safeway dans les secteurs où Morrison et Safeway occuperaient une position d’exclusivité locale, selon les termes de l’analyse isochrone. Safeway essaie de vendre ces cinquante-deux magasins, afin de permettre à Morrisons de faire une nouvelle offre. Certains peuvent être vendus à Tesco, à Asda ou à Sainsbury. Il s’agit toutefois d’un nombre limité d’entre eux en fonction de leur emplacement, tel que défini dans le rapport. Ainsi, bien que la Commission dise que toute augmentation du pouvoir de marché ou toute concentration, particulièrement du fait de Tesco, irait à l’encontre de l’intérêt public, ce groupe est actuellement autorisé à acheter une vingtaine de magasins. Il va lui être cependant très difficile d’en acheter d’autres. Le groupe a récemment fait une offre pour des magasins Coop, et cette affaire, qui porte sur trois points de vente seulement, fait l’objet d’une enquête de l’OFT. Sur la base de l’analyse réalisée par la Commission de la concurrence, l’OFT devra en référer à la Commission pour chaque point de vente, étant donné que Tesco a dépassé 25 % de part de marché. Si Morrisons revient avec une offre, il sera en mesure d’acheter l’intégralité de Safeway, à l’exception des cinquante-deux magasins. Les trois autres (Tesco, Asda et Sainsbury) seront autorisés à augmenter le nombre de leurs magasins, en achetant des points de vente de Safeway. La solution pour les fournisseurs est d’en revenir au code adopté en 2002, à la suite de la publication du rapport de la Commission de la concurrence. La Commission fait preuve de diplomatie dans le rapport sur Safeway, mais il est clair qu’elle n’a pas apprécié la manière dont le code a été appliqué par l’OFT. Elle recommandait en 2000 que le code interdise formellement les pratiques identifiées comme restrictives chez les distributeurs, engagés volontairement à ne plus y recourir. Or le code mis en place a été noyé dans l’eau tiède ; il autorise les distributeurs à continuer à appliquer certaines des pratiques mises en évidence selon les circonstances, par exemple s’ils peuvent démontrer qu’elles sont « raisonnables ». Le document est considérablement affaibli en comparaison des recommandations de la Commission. Dans son rapport, la Commission de la concurrence sous-entend que le code n’a pas marché en partie parce que, tel que rédigé et mis en œuvre, il n’était pas le texte préconisé par elle. Dans le rapport Safeway, il est dit que le code, en principe, portera remède aux pratiques anti- concurrentielles imposées par les distributeurs à leurs fournisseurs, mais seulement s’il est renforcé. Ce message a été transmis à l’OFT, qui est actuellement en train de procéder à une révision du code. Le document est attendu pour le début de 2004. Les commentaires de la Commission de la concurrence ne peuvent être ignorés par l’OFT. Il est clairement indiqué que le code n’est pas assez strict. Il doit être renforcé, car c’est le seul moyen de remédier aux effets nuisibles rencontrés par les fournisseurs lors des fusions commerciales. Le concept du code est intéressant et pourrait être utilisé par d’autres pays. Il existe déjà un code au Portugal. Dans l’ensemble, les autorités de la concurrence se battent pour trouver un moyen de contrôler les effets nuisibles provoqués sur les fournisseurs par les pratiques des distributeurs. Il est difficile de légiférer. La France a adopté une législation, l’Irlande également, ainsi qu’un ou deux autres pays, mais cette législation a des effets pervers. Les autorités peuvent apprécier l’idée d’un code, car c’est un instrument souple, qui peut être modifié assez facilement. Il n’implique pas de législation, est plus facile à appliquer qu’une loi. Encore faut-il conduire les distributeurs à s’y conformer…

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