Bulletins de l'Ilec

Le pétrole blanc - Numéro 351

01/03/2004

Entretien avec Alain Juillet, haut responsable de l’intelligence économique auprès du secrétariat général de la Défense nationale

Depuis le décret du 24 décembre 2003, vous êtes le « M. Intelligence économique » au SGDN. Quelles sont les raisons qui ont présidé à la création de ce poste par le Premier ministre ? Alain Juillet : La volonté que notre pays continue à faire partie du groupe de tête des nations occidentales, en complétant ses atouts par une maîtrise croissante de l’information stratégique. Le concept d’intelligence économique est fondé sur deux constats. La mondialisation des marchés et sa conséquence pour les entreprises nous obligent à dépasser le raisonnement régional ou national. On ne peut plus faire l’impasse sur la prise en compte des influences extérieures sur un marché local. Par ailleurs, chacun reconnaît l’efficacité des modèles anglais, américains ou japonais, au sein desquels l’intelligence économique a une place centrale depuis de nombreuses années. Depuis le rapport Martre, en 1994, première réflexion sur l’intelligence économique à la française, le monde universitaire et celui de la recherche ont progressivement pris conscience des enjeux et développé des approches théoriques, mais l’état ne s’était pas encore impliqué dans sa mise en oeuvre opérationnelle. Dans le même temps les Américains, plus pragmatiques, ont mis en place le concept au niveau national, le point d’orgue ayant été la création de l’Advocacy Center sous le président Clinton. Le Royaume-Uni, puissance maritime, n’est-il pas culturellement porté vers l’intelligence économique ? A. J. : Absolument. Nos amis britanniques sont traditionnellement des experts en intelligence économique, car ils ont toujours su marier le renseignement politique, le renseignement économique et le renseignement de défense. Chez ce peuple de marins, le bateau a été le support des trois fonctions : outil économique pour le transport des marchandises, outil de défense quand il s’agit de défendre le pays ou de conquérir des territoires, outil politique pour découvrir de nouveaux horizons et s’implanter ailleurs. L’intelligence économique est donc pour les Anglais une seconde nature. Les Japonais ont, à leur manière, placé l’intelligence économique au cœur de leur stratégie grâce aux sogo shohas. Ce sont ces structures qui ont mis en place les premiers réseaux mondiaux d’information au service de grands groupes industriels. La France semble plus prompte à la réflexion qu’à l’action, puisqu’il faut attendre un deuxième rapport, celui du député Bernard Carayon, remis au premier ministre en juin 2003, pour réveiller les consciences… A. J. : Après le rapport Martre, le concept d’intelligence économique a été relancé en 1996, avec la création d’un Comité national pour l’intelligence économique placé sous l’égide de Bernard Esambert, qui a réalisé un gros travail méconnu et malheureusement sans lendemain. En 2002, la perte de certains gros contrats à l’étranger, pour des raisons plus que discutables, et l’électrochoc Gemplus ont réveillé les consciences. La France ne pouvait impunément se laisser surprendre et risquer de perdre sans réagir le contrôle de leaders technologiques ou d’activités et de contrats d’intérêt national. Elle devait se donner les moyens de se battre à armes égales dans la compétition internationale. Cette volonté de réagir est venue de Jean-Pierre Raffarin, qui a confié, en janvier 2003, une mission de réflexion et de propositions au député Bernard Carayon. Quelle définition donnez-vous au concept d’ « intelligence économique » ? L’adjectif « économique » n’est-il pas réducteur ? A. J. : De fait, c’est la réduction par certains du concept à l’une de ses composantes qui en perturbe la compréhension et a pu le rendre flou pour le non-initié. L’intelligence économique est aussi bien une politique publique, une méthode de gestion, l’affaire des entreprises, une guerre économique, un état d’esprit… En réalité, c’est la maîtrise et la protection de l’information stratégique pour tous les acteurs économiques, de l’entreprise à l’état en passant par les collectivités publiques. C’est le contrôle, la sélection et l’analyse des flux d’information au profit d’un ou de plusieurs acteurs d’un marché. L’intelligence économique est un concept vaste qu’il est impossible de mettre en œuvre sans l’utilisation des nouvelles techniques de l’information. Il donne à l’entreprise ou à l’état qui le pratique la possibilité d’avoir un avantage concurrentiel majeur au moment de la décision et de l’action. L’intelligence économique ne confère-t-elle pas un don d’ubiquité, géographique et mental, pour un nouvel avantage concurrentiel ? A. J. : Pour avoir ce don d’ubiquité, il faut réunir deux moyens : une information qui se déplace très vite, grâce à internet, et un traitement pertinent à partir de logiciels issus des nouvelles techniques de l’information, qui peuvent extraire et traiter des masses considérables de données. On peut ainsi acquérir à la fois une vision globale du monde et la connaissance spécifique de chaque marché. L’avantage concurrentiel est alors fondé sur la capacité de s’adapter en fonction de l’évolution des événements et des acteurs, ainsi que de savoir saisir les opportunités. La mondialisation exige des entreprises, mais aussi de l’état, une grande flexibilité, qui suppose la reconnaissance de la supériorité de l’esprit d’ouverture et du pragmatisme sur le dogmatisme. Il ne faut être ni naïf – la concurrence est féroce – ni paranoïaque, l’autre n’étant pas systématiquement l’ennemi ! Il faut cesser de se servir des prétendues turpitudes de l’autre pour masquer nos incapacités et nos lacunes. Loin d’être systématiquement l’ennemi, l’autre est bien plutôt un objectif, qu’il faut pour le moins égaler. La circulation optimale de l’information, le décloisonnement des fonctions et le partage du savoir sont-ils autant d’enjeux qui conduisent à penser autrement l’entreprise ? A. J. : L’intelligence économique implique une nouvelle forme de gestion plus ouverte sur le monde, sans laquelle il n’est pas d’avantage concurrentiel majeur. L’existence dans chaque entreprise de cellules ou de services de veille ne suffit pas. L’importance de l’enjeu implique la mobilisation et l’implication de l’ensemble des comités de direction, car l’intelligence économique, c’est avant tout un état d’esprit. Il implique aussi la participation de l’état. Comment préparer les esprits à cette révolution culturelle, puisqu’il n’est pas d’intelligence économique sans culture économique ? A. J. : C’est la volonté des plus hautes autorités de l’état, autour du président de la République et du Premier ministre, de sensibiliser l’ensemble des acteurs économiques aux nouveaux enjeux. Une de mes missions prévoit d’encourager la formation à l’intelligence économique au travers de programmes adaptés, des étudiants, ingénieurs, chercheurs et futurs fonctionnaires, afin de conjurer un « mal français » qui est de douter de ses atouts et de ses performances tout en s’intéressant insuffisamment à l’extérieur. En nous ouvrant de nouveaux horizons, l’intelligence économique nous donne un formidable espoir. Des espaces sont encore vierges pour ceux prêts à les conquérir ! Quelles sont vos autres missions, vos moyens et vos pouvoirs ? A. J. : A côté de la sensibilisation et de la formation, j’ai pour mission d’identifier et de coordonner toutes les actions en cours en matière de veille dans notre pays. Les administrations et les collectivités publiques ont fait ces dernières années un formidable travail dans ce sens. Les ministères, les chambres de commerce, les régions, ont développé des systèmes de veille et d’appui très performants, mais ces outils, demeurés verticaux, restent souvent ignorés de la plupart des utilisateurs potentiels et donc peu utilisés. Nous devons trouver le moyen de transmettre le plus rapidement possible un maximum d’informations aux entreprises, pour les aider dans leur développement économique, sur le plan territorial et international. Dans ce cadre, mon rôle est d’être l’interface entre les administrations et les entreprises, et de faire émerger les attentes de la société civile. Il n’est pas de faire mais de faire faire. Mon équipe est simplement composée de trois chargés de missions et de deux assistantes. Que pensez-vous du concept américain de war room ? Peut-il être importé en France ? A. J. : Ce concept, mis en place à l’époque du président Clinton, concerne les contrats stratégiques essentiels pour l’Amérique. Une fois identifiés comme tels par une commission ad hoc, ils bénéficient de la mobilisation et de l’appui permanent de la totalité des administrations et services de l’état, pendant toute la durée de l’opération. Le système a fait la preuve de son efficacité dans un certain nombre d’affaires récentes. En France, nous n’avons rien de tel, ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas le faire. Le concept de war room est typiquement anglo-saxon et ne correspond pas à notre culture. Il va falloir l’adapter à nos spécificités, et apprendre à l’utiliser pour aider nos entreprises quand elles en ont besoin, dans le strict respect des règles communautaires et de l’OCDE. L’intelligence économique annonce-t-elle une réhabilitation de l’état et une réconcilation entre l’état et l’entreprise ? A. J. : L’intelligence économique est un puissant moyen de rapprochement entre l’entreprise et l’état. Si l’état n’a pas pour vocation de se substituer aux entreprises dans l’économie de marché, il doit assumer sa part, et montrer qu’il n’est pas indifférent aux enjeux de la mondialisation et aux défis que doivent quotidiennement relever les entreprises, petites, moyennes ou grandes. Il doit de surcroît, sans tomber dans un protectionnisme rétrograde ou se laisser prendre par un libéralisme trop laxiste, protéger les intérêts jugés vitaux, et tout faire pour que le combat de nos entreprises avec la concurrence internationale se fasse à armes égales, ici ou ailleurs. Comme le dit le Premier ministre, il s’agit de forger une conception plus moderne de l’état, partenaire de l’entreprise, dans l’intérêt de la nation. L’intelligence économique est une chance pour la France, car c’est l’opportunité de faire évoluer notre état d’esprit, de quitter notre pré carré pour accepter totalement la concurrence mondiale, et aller vers d’autres horizons, où l’on gagne quand on fait partie des meilleurs.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur notre site. Si vous continuez à l'utiliser, nous considérerons que vous acceptez l'utilisation des cookies.