Bulletins de l'Ilec

Hors de la politique publique, point de salut - Numéro 351

01/03/2004

Entretien avec Bernard Carayon, député du Tarn

Votre rapport intitulé Intelligence économique, compétitivité et cohésion sociale, remis en juin 2003, entend promouvoir l’intelligence économique au rang de stratégie publique au même titre que les politiques de santé, d’environnement ou de fiscalité. Comment définir le concept et le rendre intelligible ? Pour quelle utilité ? Quels sont les champs d’application ? Bernard Carayon : L’intelligence économique est perçue depuis dix ans dans notre pays de manière ambigüe, tantôt comme une méthode d’espionnage économique, le côté « barbouzerie d’officine » (« intelligence » étant retenue dans son acception anglo-saxonne) tantôt comme une méthode classique d’entreprise au service des seules entreprises : de la veille, en somme, commerciale, juridique ou technologique. Ma conception de l’intelligence économique, fondée sur l’observation des pratiques de nos grands concurrents et du succès de leurs méthodes, privilégie l’approche pragmatique. Jean-Pierre Raffarin a eu le mérite de donner un caractère officiel à une réflexion qui s’était enlisée depuis une dizaine d’années. Comment avez-vous réalisé votre rapport ? Quels enseignements tirez-vous des nombreux entretiens effectués ? B. C. : Pour la préparation de mon rapport, j’ai constitué une équipe, fait travailler plusieurs comités d’experts, auditionné 360 personnes, du monde de l’entreprise et du secteur public, français et étrangers, effectué de nombreux déplacements en province et à l’étranger, validé chacune de mes préconisations par les acteurs ou destinataires naturels. J’ai constaté un réel intérêt de l’ensemble de mes interlocuteurs pour ce sujet, comme l’atteste le colloque que j’ai organisé le 1er décembre 2003, qui a réuni plus de huit cents personnes à l’Ecole militaire, avec aussi bien de grands chefs d’entreprise que des spécialistes de l’intelligence économique. Mon rapport est consensuel politiquement, techniquement et syndicalement ! Les seuls à s’être émus de ses conclusions sont les marchands de soupe et les vendeurs de vent. Quel diagnostic portez-vous sur l’état de la France en ce domaine, par rapport aux autres pays industrialisés qui, comme le Royaume-Uni, les Etats-Unis ou le Japon, font de l’intelligence économique depuis plus longtemps que nous ? Le rapport Martre (1994) serait-il resté sans effet ? B. C. : Le rapport Martre, issu en 1994 des réflexions du Commissariat général au Plan, a retenu la seconde définition de l’intelligence économique. Dix ans pour un résultat assez affligeant ! Dix ans d’impuissance de l’état, dix ans d’adaptation désordonnée et solitaire des entreprises aux évolutions du marché mondial, dix ans pendant lesquels des consultants ont vendu à prix d’or des prestations souvent médiocres… L’intelligence économique est une politique publique au service des entreprises et de notre pays. Elle se définit par son contenu : sécurité économique, compétitivité, influence et formation. Cette politique de convergence d’intérêts entre le public et le privé n’est évidemment mobilisable que pour les marchés pour lesquels ne prévalent pas seulement les critères classiques de conquête des marchés définis par l’économie libérale (c’est-à-dire le prix ou la qualité des produits et des services) : les marchés créateurs de puissance et d’influence, à l’instar de ceux de la défense, de l’aéronautique, de l’énergie, des télécommunications, de la pharmacie, de certains pans de l’industrie agroalimentaire et de quelques autres secteurs qui ne sont pas seulement créateurs de richesses, mais aussi sources de puissance. Comment s’explique le retard de la France en la matière ? B. C. : Notre retard s’explique essentiellement par les cloisonnements entre la sphère publique et la sphère privée, mais également par les antagonismes entre les administrations. Quelles sont les lacunes françaises en matière d’intelligence économique ? Vous soulignez la défaillance de l’état quant à son aptitude à définir les secteurs d’activités stratégiques. Est-ce le seul acteur responsable ? B. C. : Les lacunes sont nombreuses : pas de doctrine de l’état, pas d’identification de nos intérêts économiques majeurs, pas de procédures mutualisées de recueil et de mutualisation des informations, une grande naïveté de nos élites politico-administratives, pas de validation de nos formations, etc. L’état n’a jamais défini le périmètre stratégique de l’économie française : qu’est-ce qui est fondamental à protéger ou à assister dans la conquête des marchés extérieurs ? De l’autre côté, l’entreprise s’est toujours défiée du fonctionnement de l’état et n’a pas su identifier les informations ou les méthodes publiques qui pouvaient être mises au service de la conquête des marchés. Globalement, notre capacité d’influence s’est érodée au fil des années, dans les pays et les organisations internationales où nous étions traditionnellement forts. Nous péchons encore par défaut de stratégie et d’art du réseau. Vous en appelez à une politique publique d’intelligence économique… Loin d’être obsolètes, les états seraient donc plus nécessaires que jamais ? Vous écrivez qu’il nous faut « proposer au monde notre langue, notre culture et nos valeurs » en quoi nous serions « destinés à devenir un simple lieu de villégiature » Est-ce un nouveau nationalisme économique ? Comment passer de l’état providence à l’état stratège ? B. C. : Malgré les discours des années 1990, les états n’ont jamais cessé d’être nécessaires. Voyez l’exemple que nous fournissent les états les plus libéraux de la planète ! Les Français sont les seuls à ne pas être animés par un patriotisme économique : interventionnistes dans la définition des règles économiques intérieures, ils sont libéraux et naïfs dans leur analyse des relations économiques internationales, qui échappent à la théorie de la main invisible et sont davantage du domaine des états ou des ONG. Chez les Anglo-Saxons ou aux états-Unis, c’est l’inverse… L’intérêt général d’une nation n’est pas l’addition d’intérêts particuliers, mais leur transformation en un destin collectif. Les états-Unis, l’Angleterre et bien d’autres nations libérales ont mieux compris que nous que seul l’état était chargé d’une vision globale et de la cohérence des choix. L’état, c’est la synthèse. Notre pays atteindra sa maturité quand il tournera le dos aux illusions du tout-marché et du tout-état. Vous préconisez « trois mariages et un enterrement ». Quel est le scénario ? B. C. : Le mariage entre des administrations publiques habituées à se battre entre elles, le mariage entre le public et le privé, dont les relations sont frappées par la méfiance ou la défiance, le mariage entre l’information ouverte avec celle qui ne l’est pas. L’intelligence économique fait appel à des compétences croisées entre le secteur public et le secteur privé. Et l’enterrement sera celui des naïvetés françaises ! Au service du bien commun : la préservation de notre capacité de choix (notre souveraineté), l’amélioration de la compétitivité de nos entreprises (nos emplois) et l’accroissement de notre influence dans le monde (notre destin). Quels sont, selon vous, les fondements de la puissance ? B. C. : Pouvoir se défendre, s’alimenter, se soigner et communiquer avec la plus grande liberté possible. Maîtriser également ses besoins énergétiques, avoir une recherche publique et privée suffisamment forte, être présent dans les segments technologiques d’avenir… L’intelligence économique induit-elle une nouvelle gestion des entreprises ? Induit-elle également une formation des élites administratives ? B. C. : C’est bien de cela dont il est question. L’intelligence économique doit être prise en compte par le plus haut niveau de gestion de l’entreprise. Pour les élites administratives, on peut même parler de reformatage… Nos élites, issues de la fonction publique ou de l’entreprise, n’ont été formées que superficiellement aux transformations de notre environnement économique international. Pour optimiser l’énergie intellectuelle, vous préconisez la création de think tanks et l’élimination des « conflits de chapelle et des cloisonnements ». Une révolution ? B. C. : On peut même parler de révolution copernicienne, tant nos habitudes sont éloignées des bonnes pratiques en ce domaine ! Quelles sont selon vous les mesures d’urgence à prendre ? B. C. : Certaines ont déjà été prises. La première a été de désigner un haut responsable. Le choix d’Alain Juillet est à tous égards un excellent signe de la détermination et de… l’intelligence des pouvoirs publics. Par ailleurs, le ministre de l’Intérieur vient d’engager cinq expérimentations territoriales, et la réforme du ministère des Affaires Etrangères tient compte d’une partie de mes préconisations. En un an, tout a changé.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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