Bulletins de l'Ilec

La radicalité, voilà l’ennemi ! - Numéro 353

01/05/2004

Entretien avec Gilles Lipovetsky

Quel regard portez-vous sur le mouvement antilogo et antipub, qui se singularise par son caractère hétéroclite, avec ses écologistes, ses altermondialistes, ses féministes, ses anticapitalistes, dont beaucoup sont d’anciens publicitaires ? Sont-ils de nouveaux nihilistes ? Gilles Lipovetsky : Le rapport violent et agressif à la publicité ne date pas d’aujourd’hui, même s’il prend des formes nouvelles. Dans les années 1960, les situationnistes tel Guy Debord détournaient déjà la publicité. Si ces phénomènes étaient isolés, les arguments contre la publicité étaient identiques. J’observe donc une grande permanence dans les mentalités, renforcée, aujourd’hui, par la mondialisation et le problème des marques – « la disneylisation ». La critique de la publicité est le moyen le plus facile pour contester le mode de fonctionnement de notre société puisque c’est son aspect le plus visible. On attaque la publicité faute de pouvoir argumenter sur d’autres aspects de la société. L’expression « casseurs de pub » témoigne de ce nihilisme. Est-ce un phénomène durable ? G. L. : Probablement, puisque la critique, permanente depuis une quarantaine d’années, n’a pas de raison de s’atténuer. Non seulement elle est récurrente, mais elle s’intensifie, au nom de la liberté de l’individu et de la liberté de consommation, en raison de la présence plus massive de la publicité dans tous les médias. La disparition des idéologies révolutionnaires laisse le champ libre. Jadis, le capitalisme était attaqué en bloc. Aujourd’hui, du fait de l’absence de contre-modèle global, et dans la mesure où l’on ne peut plus dénoncer le capitalisme au nom d’une société idéale, on s’en prend aux marques comme signe visible, manifestation de ce système. Le besoin de critique, de rejet, de refus étant consubstantiel à la société moderne, le mouvement antilogo devrait se perpétuer. Est-ce une nouvelle Internationale ? G. L. : Le succès du livre de Naomi Klein, les contestations au Canada, aux Etats-Unis, en Europe, attestent de l’internationalisation du phénomène. Les critiques se rejoignent dans le monde occidental. Elles accompagnent le néo-individualisme dans sa quête du mieux-vivre. Celle que souligne Naomi Klein quand elle dénonce une nouvelle invasion de l’espace mental qui annoncerait la fin de l’espace public ? G. L. : Les transformations de l’individualisme vers l’hyperindividualisme, avec pour thématique centrale la qualité de vie, peuvent faire apparaître la publicité comme une agression, voire une pollution. Aujourd’hui, l’individu hypermoderne est en permanence en quête de cet idéal de qualité de vie et dénonce toutes les formes de nuisances : pollution, télévision, publicité, tyrannie des marques. Les mouvements antipub entrent-ils dans la catégorie des fanatiques de l’Apocalypse, quand ils dénoncent, tout en l’attendant, le chaos final ? G. L. : Ils l’annoncent et vont même jusqu’au diagnostic. Ce n’est, selon moi, qu’une caricature de la critique apocalyptique qui tourne au ridicule tant sont excessifs les arguments. A partir d’une analyse sémiotique de la publicité, on en vient à dire que la société n’est que le produit de la publicité. La publicité serait un « fascisme soft » ! G. L. : Ce n’est pas nouveau puisque Henri Lefevre parlait, dans les années soixante, de « terrorisme doux » ! A l’époque, l’option révolutionnaire existait. Aujourd’hui, elle est caduque, mais l’argumentation qui la sous-tendait demeure, comme l’atteste ce dérapage non contrôlé du langage quand on assimile la publicité et les marques à du fascisme, voire à du totalitarisme. Comment peut-on dire cela quand nos libertés ne sont pas menacées ! Les mots ne veulent plus rien dire. Nous sommes en présence d’une critique apocalyptique de la modernité. Le phénomène nouveau n’est pas tant la radicalité, qui existe depuis le XVIIIe siècle, que le fait que, expression des options révolutionnaire ou conservatrice, elle aurait dû disparaître avec elles au profit de la modération dans la critique. Or si ces deux options sont devenues caduques, le discours radical perdure, avec une rhétorique sans substance. La marchandise s’est substituée à l’idéologie politique. Reste que la publicité n’a pas le pouvoir qu’on lui prête ! Dans le discours des militants antimarque, ne peut-on pas déceler le mythe du complot des puissants, le mythe de l’âge d’or et la peur de l’avenir ? G. L. : Leur discours emprunte au rousseauisme. Selon eux, le bonheur devient impossible lié à la marchandise. Plus que la peur de l’avenir, c’est le présent qui les inquiète : la publicité véhicule un hédonisme du présent et nous rendrait intolérants parce qu’insatisfaits. Ne sont-ils pas paradoxalement les meilleurs défenseurs des marques ? Les entreprises prennent conscience de leur responsabilité politique et sociale : McDonald’s communique maintenant sur l’hygiène alimentaire, Nike est transparent sur son mode de production en Asie… G. L. : Le combat contre les marques va conduire les entreprises à choisir de nouvelles stratégies. La marque doit-elle créer un style de vie, normer l’univers mental ? N’y a-t-il pas un danger pour les marques à récupérer le discours sur les valeurs abandonné par le politique, et à venir au secours de la pensée symbolique défaillante ? G. L. : Un slogan du type « Just do it » de Nike, par exemple, n’implique pas que la marque norme la vie. Pourquoi l’entreprise, partie intégrante de la société, devrait-elle mettre un cordon sanitaire autour de son produit ? Comment, dès lors, gérer sa communication institutionnelle, le mécénat ? Pourquoi l’entreprise n’aurait-elle pas le droit de s’exprimer, même si elle prend un risque, comme Benetton ? Dès l’instant qu’elle ne véhicule pas des messages de haine contraires à la loi et qu’elle respecte les principes humanistes, elle peut communiquer sur des valeurs, celles d’ailleurs partagées par tous. Au reste, a-t-on jamais vu une marque prôner les valeurs de l’antisémitisme ? Tous les slogans sont consensuels. Le vrai problème de la marque n’est pas tant de proposer une vision de la société que de se démarquer. Le sacré est-il devenu profane, et le profane sacré ? G. L. : Quand le premier livre de poche est sorti, on a crié au scandale, car ce nouveau format désacralisait le livre ! Dans sa première moitié, le XXe siècle fut celui de la religion des idéologies, mais aussi celui des massacres en leur nom. Aujourd’hui, nous serions dans une ère de banalisation, que je préfère, guidée par le principe de modération. Nos mœurs ont intégré l’éthos démocratique, et la publicité peut le mettre en scène parce qu’il ne fait plus débat. La critiquer est absurde car elle ne fait qu’exprimer ce phénomène, à savoir la réconciliation des démocraties avec elles-mêmes. Vous venez de publier Les Temps hypermodernes. Quelles sont les mutations majeures de la société depuis votre livre L’ère du vide ? G. L. : Le climat social a fondamentalement changé. Au début des années 1980, celles du « post-modernisme », les gens vivaient l’instant présent comme une libération. Nous quittions une société rigoriste, marquée par le primat du politique, pour une société de consommation qui sacralisait le présent à contre-courant de la société moderne centrée sur le futur. Cette promotion du présent était chargée d’optimisme. Reste que le concept de « post-modernité » était sans fondement, puisque nous étions toujours modernes, mais d’une autre manière. L’air du temps a changé pour au moins trois grandes raisons. L’installation d’un chômage massif implique que le présent n’est plus vécu dans l’euphorie, mais dans l’anxiété et la crispation. La thématique de la santé est au centre des débats, avec les questions d’environnement mais aussi les préoccupations personnelles. L’idéologie de la prévention tourne le dos à l’hédonisme. Enfin, quand la modernité voulait contrôler, l’hypermodernité dérégule, dérèglemente. Si nous sommes dans une logique hypermoderne depuis les années 1950, elle a pris une ampleur considérable, car, dans la mesure où il n’y a plus de réel adversaire à opposer au système capitaliste, les grands principes de la modernité – les droits de l’homme et la démocratie, le marché, la technoscience –, ont connu une intensification considérable, se déploient à l’état libre sans contre-modèle. L’extrême est maintenant partout, comme l’atteste internet. Il faut néanmoins éviter le discours apocalyptique car nous ne sommes pas orphelins des principes majeurs de l’humanisme. Les référentiels droits de l’homme et démocratie n’ont jamais été aussi forts. Et, contrairement au mode publicitaire qui ne vit que sur l’instant, nous nous projetons dans l’avenir, comme en témoignent les questions portant sur les retraites, l’écosystème, la biodiversité. Si nous ne croyons plus aux grandes eschatologies, aux lendemains qui chantent, nous ne sommes pas pour autant obsédés par la satisfaction immédiate de nos besoins. L’être humain ne se réduit pas à sa seule dimension de consommateur. * Philosophe, auteur entre autres de l’ère du vide (1983), le Crépuscule du devoir (1992), les Temps hypermodernes (2004).

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur notre site. Si vous continuez à l'utiliser, nous considérerons que vous acceptez l'utilisation des cookies.