Bulletins de l'Ilec

Un surconsommateur de produits authentiques - Numéro 353

01/05/2004

Entretien avec Eric Fouquier, cabinet d’études en marketing Théma

Comment définissez-vous l’alterconsommateur ? Eric Fouquier : Depuis quelques années, deux nouvelles catégories de consommateurs sont venues bouleverser les stratégies de marketing. Les enquêtes que je réalise dans le domaine du luxe pour le compte de sociétés chinoises, japonaises ou coréennes m’ont amené à rencontrer des consommateurs ayant un profil très particulier, que l’on peut qualifier d’hyperconsommateurs, néo-fétichistes ou fashion victims. Une population très proche de celle décrite par Gilles Lipovetsky. Les marques fonctionnent effectivement chez elles comme des prothèses psychiques, véhiculant toutes sortes de messages statutaires, jouant un rôle de connecteur social entre des gens qui se reconnaissent dans la rue comme membres du club Vuitton, Gucci ou Rolex, et qui leur permettent d’accomplir toutes sortes de « projets de soi ». Mais, comme l’a montré le Credoc, à l’opposé de ce groupe « hyper », on voit s’imposer nettement un groupe « alter », qui oscille, en France, entre 25 et 40 % selon les cas, favorables à une consommation éthique. Ils n’achèteraient pas des produits fabriqués par une entreprise qui licencie tout en faisant des bénéfices, fait travailler des enfants, utilise des OGM, etc. Si l’enquête porte sur des attitudes et non sur des comportements, elle montre néanmoins que ces consommateurs sont loin d’être une minorité de babas-cool vivant dans les Cévennes. Comment les identifiez-vous ? E. F. : Une autre enquête, encore en cours de traitement, fondée sur des milliers d’interviews et une centaine de questions permet de cerner leur mode de consommation, leurs comportements d’achat et leurs attitudes spécifiques, leur rapport à la publicité, à la marque et à l’environnement. On voit notamment qu’ils se méfient de la publicité, n’achètent pas des marques pour se construire une identité et choisissent des produits respectueux de l’environnement. Ils représentent 15 à 25 % de la population, selon que l’on considère les ultras ou les plus modérés. Le même travail de repérage a été fait pour les hyperconsommateurs, en utilisant des critères comme le plaisir de consommer, de paraître jeune, d’utiliser des marques pour exister. Ils représentent, dans cette définition stricte et probablement un peu caricaturale, de 10 et 15 % de la population. Quel portrait faire de l’alterconsommateur ? E. F. : Les alterconsommateurs sont plutôt urbains, CSP plus, âgés de plus de trente ans, disposant de revenus supérieurs à la moyenne. Ils sont, par exemple, dans le domaine de la consommation alimentaire, surconsommateurs de fromages authentiques, de vins de pays, de Tropicana, de Nestlé Dessert, d’apéritifs à base de vin, mais sousconsommateurs de sirops et de concentrés de fruits, de Minute Maid, de Nestlé Galak, de sodas, de Babybel, d’eaux minérales aromatisées, de plats déshydratés instantanés, de chewing-gum (sauf de Stimorol, car il est suédois ! ), de Caprice des dieux. Dans d’autres catégories, ils entretiennent un rapport d’amitié avec le passé, dont ils pensent qu’il peut les instruire sur l’avenir. Ils sont surconsommateurs de musées, de visites de châteaux, de galeries d’art. Ils sont surreprésentés dans la clientèle des maisons qui développent les mêmes valeurs qu’eux : la Caisse d’épargne, Citroën, la Fnac, Célio, etc. Ils donnent à des œuvres de charité. Et ils sont, sans surprise, sous-consommateurs de chaînes de restauration rapide, de téléréalité, de parcs à thème, etc. L’hyperconsommateur est-il, terme à terme, son contraire ? E. F. : Tout les oppose, à commencer par l’âge. Les hyperconsommateurs sont majoritairement au-dessous de trente-cinq ans, étudiants, souvent célibataires. Psychologiquement, ils sont focalisés sur le présent, le plaisir immédiat, l’instantané. Le passé, du moins à cette période de leur vie, ne les intéresse pas. Comme le souligne Gilles Lipovetsky « leur pente est de redevenir petits ». Ils surconsomment les goûts régressifs : sodas et colas, sirops et concentrés de fruits, Malabar, Kisscool, Babybel, céréales pour le petit-déjeuner, les produits emblématiques de la culture américaine, et délaissent ceux de la tradition française : en jus de fruits, c’est Minute Maid qu’ils préfèrent, et ils rejettent les apéritifs traditionnels, les anis, Carte Noire (trop fort), les fromages traditionnels. Alterconsommateur, altermondialiste, même combat : la décroissance durable ? E. F. : On peut établir une connexion avec la thèse de No logo quand ils critiquent le système (l’Etat, les banques, la distribution, les marques) qui les environne. Mais ils ne militent pas pour une décroissance ni pour une déconsommation, plutôt pour une allocation différente des ressources. Est-ce un phénomène occidental, plus prédominant en Europe du Nord, terre du protestantisme ? Le label Max Havelaar n’a-t-il pas été crée aux Pays-Bas par un prêtre-ouvrier ? E. F. : La variable religieuse n’est pas déterminante. J’observe que c’est une spécificité française sur le plan du public. La part des alterconsommateurs en France est plus importante par rapport à celle des autres pays européens. La publiphobie est une irritation très française, en tant que phénomène de masse. Pour la première fois, l’alterconsommateur, ou consommateur citoyen, se considère comme membre d’une communauté de consommateurs. Comme son vote, son acte de consommation engage la communauté, sa démarche est altruiste. On observe d’ailleurs un renouveau de la pensée humaniste et sociale en France, comme en témoignent la quête de solidarité ou la rébellion contre l’individualisme, l’égoïsme et les excès du libéralisme. Une pensée de critique sociale réémerge en France, dont les bases sont complexes, à la fois historiques, culturelles, politiques… Comment les entreprises doivent-elles prendre en compte de telles attentes ? L’offre doit-elle être ciblée ? E. F. : Elargir la palette des discours publicitaires serait une bonne chose. Quand un publicitaire veut vendre un produit, aujourd’hui, il tend à mettre en scène spontanément un héros hyperconsommateur. Or ce n’est pas un pôle d’identification universel, loin de là. C’est même un contre-modèle pour bon nombre de Français, qui n’aiment pas cette image d’un consommateur individualiste. Les marques doivent prendre conscience du poids des alterconsommateurs sur le marché, ne serait-ce que parce qu’ils sont souvent plus riches, plus éduqués et donc tendanciellement leaders, et surconsommateurs dans beaucoup de domaines. Si on les fâche, ils peuvent aller jusqu’à boycotter les marques (26 % des Français, selon le Crédoc, mais jusqu’à 44 % dans la catégorie des hauts revenus, diplômés, cadres, franciliens entre quarante et soixante ans). Il faut savoir que certaines recettes traditionnelles de la publicité tombent complètement à plat avec eux : par exemple la mise en scène de la marque identitaire, qui se place sur le trajet entre le moi et ses rêves, et qui assure donner aux consommateurs les moyens de leur projet et de leur accomplissement (« Grâce à moi, dit la marque, deviens ce que tu es »). Certaines marques l’ont compris. Parmi les cas les plus évidents, les assureurs et les banques mutualistes, les marques « vertes » comme Yves Rocher, la publicité Carrefour et le « consommer mieux ». Est-ce une catégorie d’acheteurs appelée à croître ? E. F. : Dans la mesure où rien n’indique que les causes du dérèglement de la planète vont être prochainement supprimées, ils devraient, en toute logique, augmenter avec la montée des problèmes et des préoccupations.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur notre site. Si vous continuez à l'utiliser, nous considérerons que vous acceptez l'utilisation des cookies.