Bulletins de l'Ilec

Un monde tripolaire - Numéro 354

01/06/2004

Entretien avec Gilles Le Blanc, Cerna, Ecole des mines de Paris

Quelle est aujourd’hui la place de l’industrie en France ? Peut-on parler de désindustrialisation ? Gilles Le Blanc : Sur une longue période, celle du XXe siècle, le poids de l’industrie dans l’économie française est resté stable. La grande transformation concerne le passage d’une économie agricole à une économie de services. Il est erroné de parler de désindustrialisation, au sens où il y aurait une perte relative significative du poids de notre industrie dans l’économie. Nous devons plutôt constater une nouvelle dynamique enclenchée par les services. Soulignons également le rôle longtemps joué par l’industrie en tant que scène symbolique de l’activité économique et des conflits sociaux. Cette représentation est aujourd’hui en crise. Il ne s’est pas trouvé de substitut à l’industrie : les services ne proposent pas de représentation aussi puissante, on parle de désindustrialisation faute de mieux. Comment définir l’industrie et son territoire ? G. Le B. : Nous avons une vision de l’industrie, en termes de chiffres et d’indicateurs, tirée de la nomenclature Insee, élaborée dans les années 1950, qui ne rend plus compte de la réalité. Il est nécessaire, dans un premier temps, de reconstruire le périmètre de l’industrie. Il faut tenir compte de la sous-traitance, « l’externalisation » d’un certain nombre de fonctions, autrefois assurées en interne par les entreprises et agrégées, en termes d’emplois et de valeur ajoutée : l’entretien, la comptabilité, l’informatique, le juridique, la communication, autant d’activités qui, aujourd’hui, relèvent des services. Aux 20 % du PIB, poids actuel de l’industrie, on peut donc ajouter 20 % supplémentaires du secteur des services correspondant à ces activités tournées vers les entreprises. Un deuxième phénomène vient brouiller l’image de l’industrie : l’intérim peut, selon les années, changer le volume de l’emploi industriel de 5 à 10 % . Or l’intérim relève des services, et ses emplois – environ trois cent mille –, ne sont pas comptabilisés dans le périmètre de l’industrie. L’externalisation ne s’observe-t-elle pas également à l’amont, par exemple quand un groupe agroalimentaire achète du lait à des coopératives pour fabriquer ses yaourts ? G. Le B. : Ce n’est pas un phénomène d’externalisation, car la coopérative n’a jamais été intégrée au groupe. On constate néanmoins un phénomène d’industrialisation des étapes en amont qui conduit les fournisseurs à obéir à une logique industrielle en termes d’investissement, d’immobilisation du capital, de flexibilité, etc. La filière viticole a connu, durant les années 1990, une transformation considérable à l’amont, pour répondre aux exigences de la grande distribution, qui a conduit les producteurs à s’industrialiser pour répondre aux exigences de la grande distribution (traçabilité, qualité, normes environnementales). Comment définir la logique industrielle ? G. Le B. : La logique industrielle est liée à l’investissement, au capital, ce qui la distingue de celle des services. L’industrie se définissait par la transformation de matières. Cette notion est toujours présente mais il faut lui ajouter l’immatériel, principalement l’information. Sa production, sa transformation et sa distribution relèvent aussi de l’industrie. Ainsi, le cinéma ou la presse entrent dans le périmètre de l’industrie, qui s’est donc singulièrement élargi depuis les années cinquante. Comment construire une nouvelle représentation de l’industrie ? G. Le B. : Interrogeons-nous sur les lieux, la nature et les composantes de l’investissement. On peut découvrir un paysage fort différent de celui traditionnellement décrit en décomposant les investissements en deux grandes catégories : les investissements matériels (usines, terrains, machines-outils), qui représentent 25 milliards d’euros en 2002, soit moins de la moitié de l’investissement total des entreprises non financières, et les investissements dits immatériels. Ceux-ci atteignent 40 milliards d’euros ! Ils se décomposent principalement en 17 milliards pour la recherche-développement et 18 milliards pour la publicité, deux secteurs dont les effets d’entraînement sur l’économie sont encore très mal compris. Ajoutons 2 milliards pour la formation et 1 milliard pour les logiciels, deux composantes aux effets induits importants. Ainsi, la représentation de l’industrie doit tenir compte non seulement de l’espace productif, mais aussi des deux autres que sont, en amont, la recherche-développement et, en aval, la mise sur le marché. La compétitivité des entreprises réside dans la bonne articulation de ces trois espaces. La délocalisation est souvent décidée à partir de l’espace productif et occulte les deux autres espaces, ce qui peut avoir des effets pervers. Inutile d’expatrier en Thaïlande une usine textile pour des raisons d’avantages comparatifs en termes de coûts de main-d’œuvre, si la mise sur le marché est plus coûteuse ! Les logiques de proximité et de simultanéité déterminent davantage la localisation des entreprises. Il est donc impératif de réintégrer dans la représentation de l’entreprise les leviers d’action de la R&D et de la publicité, où des champions existent mais restent méconnus. Doit-on fédérer ces trois espaces dans des pôles de compétitivité ou des systèmes productifs locaux, selon la terminologie de la Datar ? G. Le B. : Les choix dépendent de la nature des activités. Certaines justifient la proximité de tous les acteurs de la filière, d’autres peuvent supporter l’éclatement géographique. Les modèles territoriaux figurent au nombre des leviers d’action, mais ils ne sont pas les seuls. La politique industrielle pertinente doit construire un système d’informations utiles à toutes les entreprises, en utilisant les leviers de la R&D et de la publicité. Une politique strictement cantonnée au secteur productif serait d’une efficacité très limitée. Cela s’inscrit-il dans le concept d’intelligence économique ? G. Le B. : Je suis très réservé quant à la pertinence de ce concept. Les problèmes de concurrence, de marché et de délocalisation témoignent de notre incapacité à anticiper, et à définir des priorités et les bonnes spécialisations au plan européen. La France est-elle toujours forte avec les faibles et faible avec les forts ? Que pensez-vous du débat sur « l’attractivité du site France » ? G. Le B. : En matière de R&D et de mise sur le marché des produits, la France a des atouts indéniables. Reste que le prestige français est concentré sur peu de secteurs, en raison du choix, fait il y a de nombreuses années, de privilégier le militaire (nucléaire, aviation). Il nous manque une vision plus large du mécanisme d’innovation dans les autres secteurs. Autre lacune préjudiciable : la méconnaissance de la mise sur le marché, le marketing, le design, la publicité, activités où la France est très compétente. Seule l’entreprise est à même, selon son marché, ses produits, la concurrence qu’elle affronte, d’arbitrer entre ces facteurs (coût, durée du travail, fiscalité, infrastructures, formation…) et d’effectuer les arbitrages correspondants. Ceux-ci ne résident donc pas dans le choix ou le refus d’un pays, qui ne devrait jamais être réduit à une simple ressource économique. L’attractivité, c’est d’abord et avant tout la capacité des entreprises déjà présentes sur le territoire français à se développer et à bien articuler les trois pôles, l’espace productif, la R&D et la mise sur le marché. Les Français ont-ils une mentalité d’entrepreneur ? G. Le B. : Si l’on s’en tient au nombre de créations d’entreprises, la France est bien placée et ne manque pas d’entrepreneurs. Reste que notre paysage industriel fait apparaître un manque d’entreprises au niveau des PME mondiales (entre mille et trois mille salariés), par rapport à l’Allemagne ou aux Etats-Unis. Quels modèles et quels instruments privilégier pour notre industrie demain ? G. Le B. : Nous devons d’abord mener une réflexion, en matière de politique industrielle, qui porte sur les questions d’anticipation, de recherches sectorielles, menées à l’échelon européen. Deuxième champ de réflexion : les spécialisations industrielles, le choix des investissements, le niveau de localisation géographique. Troisième axe : accentuer toutes les mesures transversales dans la R&D et la mise sur le marché, pour inciter certaines entreprises à s’internationaliser, à créer et à promouvoir les marques. Quatrième domaine : la formation. Si la productivité de la main-d’œuvre est très élevée en France, le taux d’emploi, en revanche, est faible. Il faut donc élargir la qualité de la main-d’œuvre pour augmenter le taux d’emploi, notre levier principal de richesse. Sans main-d’oeuvre qualifiée, et donc motivée, pas d’innovation ! Revalorisons l’industrie.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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