Bulletins de l'Ilec

Droit de la concurrence / Un air de Bohême - Numéro 354

01/06/2004

Le 13 octobre 2003, l’Office tchèque pour la protection de la concurrence a infligé aux sociétés Billa et Julius-Meinl des amendes représentant un montant total voisin de 1,7 million d’euros, pour avoir violé la prohibition des ententes. La sanction semble peu élevée au regard des canons communautaires. Elle est néanmoins l’une des quatre plus fortes amendes jamais infligées par l’Office. La nature de l’infraction, une entente sur les prix, considérée par la plupart des droits nationaux comme une des violations les plus graves du droit de la concurrence, explique la sévérité de l’autorité tchèque. Gravité des ententes sur les prix en République tchèque Aux termes de l’article 3 de la loi 143/2001, qui reproduit les dispositions de l’article 81 du traité CE, « les accords entre entreprises, les décisions d’associations d’entreprises et les pratiques concertées qui conduisent ou sont susceptible de conduire à une distorsion de la concurrence sont interdits (…) ». Le paragraphe 2 du même article dispose que sont en particulier interdits les accords restrictifs de concurrence qui fixent, directement ou indirectement, les prix ou les conditions générales. Les accords portant sur les prix conclus entre entreprises opérant au même niveau sur le marché sont considérés comme des ententes graves, car ils affectent l’essence même de la concurrence : l’évolution des prix du fait des mécanismes du marché. Les effets anticoncurrentiels de ce type d’entente sont encore plus importants si le marché concerné est caractérisé par un certain degré de dépendance#. Enfin, comme en droit européen ou français, les échanges d’informations sur les prix sont autorisés après que s’est écoulé un certain temps et lorsqu’ils ne permettent pas l’identification d’entreprises en particulier. Un pacte entre deux concurrents indépendants L’Office de la concurrence s’est référé à la décision de la Commission européenne du 3 février 1999#, qui avait autorisé la concentration, en Autriche, de Rewe et Julius-Meinl à la condition, entre autres, que Julius-Meinl demeure un concurrent actif de Rewe, dont Billa est une filiale. En République tchèque, Rewe-Billa n’avait acquis aucun magasin Julius-Meinl. L’enquête menée par l’Office a démontré que les deux sociétés du secteur de la distribution de détail étaient totalement indépendantes sur le marché national et, partant, concurrentes. A la suite d’une dénonciation anonyme, l’Office s’est intéressé à la politique commune des deux sociétés, révélée par un courrier des deux parties à leurs fournisseurs. Selon ce document, Billa et Julius-Meinl ont mis en place, à partir du 1er janvier 2001, la « négociation coordonnée de leur conditions d’achat », – les politiques d’achat, de livraison et de facturation demeurant spécifiques à chaque entreprise. Par cet accord, Billa et Julius-Meinl visaient des réductions de coûts dans le processus d’achat. Analyse poussée du marché pertinent Les autorités françaises ou communautaire de la concurrence identifient le marché pertinent de la distribution de produits de consommation courante de deux manière, selon que l’on se place à l’amont, sur le marché de l’approvisionnement, ou à l’aval, sur celui de la distribution#. L’Office de la concurrence tchèque a repris cette distinction dans sa décision du 13 octobre 2003, en se référant à la décision de la Commission européenne du 26 juillet 1996, relative à la concentration Kesko-Tuko#. L’Office est allé cependant plus loin dans le raisonnement appliqué à la détermination du marché pertinent. Il a en effet estimé que les fournisseurs, qui se trouvent sur le marché amont, offrent des produits similaires à ceux offerts aux consommateurs sur le marché aval. Une appréciation nuancée par la reconnaissance que les fournisseurs ne se limitent pas à commercialiser leurs produits chez les grands distributeurs, et disposent d’autres débouchés, auprès des grossistes ou des stations-service par exemple. Une riche corbeille pour la mariée Les témoignages et les preuves rassemblés au cours de l’enquête ont montré que Billa et Julius-Meinl ont coordonné et aligné leurs politiques tarifaires d’achat et leurs conditions générales d’achat. Autrement dit, l’accord n’avait pas pour objectif le seul échange d’informations sur les produits proposés par les fournisseurs, l’agencement des rayons ou la qualité des emballages, comme l’affirmaient les deux enseignes. En réalité, elles ont comparé les prix et les conditions générales de vente de leurs fournisseurs, elles ont formulé des demandes d’alignement auprès d’eux, et exigé le paiement d’un nouvel avantage, fondé sur un pourcentage du chiffre d’affaires préalablement convenu au titre de l’alliance Billa-Meinl. Les demandes similaires à celle dite de la corbeille de la mariée font des émules à l’Est. L’Office a estimé que les informations de base nécessaires aux négociations avec les fournisseurs ne pouvaient avoir été obtenues par les distributeurs grâce à la simple connaissance des conditions générales de chacun, contrairement à ce qu’affirmait Billa au cours de la procédure. Selon l’autorité tchèque de la concurrence, une telle information générale n’aurait pas permis aux parties d’estimer les différences de traitement de la part de leurs fournisseurs de manière aussi précise que ce qui transparaît dans leurs demandes d’alignement#. Pour l’Office, l’évaluation détaillée des différences de traitement entre Meinl et Billa ne peut être effectuée qu’au moyen d’une comparaison des prix et des conditions générales. D’autres pièces présentées par les fournisseurs ont montré que s’ils communiquaient leurs conditions générales de vente, ils ne le faisaient pas de leur propre initiative, en contactant eux-mêmes les distributeurs, mais à la demande de ceux-ci, la renégociation des conditions des transactions faisant partie d’un accord antérieur entre Billa et Meinl. L’accord entre les enseignes, loin de concerner un simple échange d’informations générales sur les marchés, visait bien à harmoniser les prix. L’Office a d’ailleurs constaté que parmi les vingt-neuf réponses au questionnaire adressé aux fournisseurs durant l’enquête, neuf font apparaître une unification complète des prix pour des produits disponibles chez Billa et Meinl, ou du moins une harmonisation des prix et des conditions générales. Fausse coopération commerciale et menaces de déréférencement L’Office a par ailleurs relevé qu’il n’y avait aucune preuve que les paiements additionnels réclamés par les distributeurs au titre de leur alliance étaient justifiés par des services spécifiques, tels qu’un assortiment élargi, davantage de place sur les rayons ou une augmentation du chiffre d’affaires résultant de relations commerciales assurées avec les deux chaînes de magasins. Or le bonus réclamé au titre de l’alliance était fondé sur un pourcentage du chiffre d’affaires réalisé, alors même que les fournisseurs avaient déjà contribué à la réalisation des objectifs de chiffre d’affaires, au titre des conditions générales convenues individuellement avec chaque distributeur. L’accord conclu par les parties prévoyait également que le référencement des produits, leur livraison aux points de vente et le renouvellement des commandes étaient subordonnés à l’acceptation par les fournisseurs des nouvelles conditions générales. Un raisonnement à l’opposé de celui du Conseil de la concurrence français La décision tchèque prend toute sa valeur comparée avec une autre émanant de l’autorité française de la concurrence. Dans la récente affaire Opéra#, la centrale d’achat qui a réuni Casino et Cora, le Conseil de la concurrence, confronté à des pratiques parfois similaires à celles reprochées à Billa et à Meinl, s’est montré, contrairement à son homologue de l’Est, particulièrement frileux. Ainsi, à propos de la puissance des distributeurs, il a estimé que la part de marché combinée des entreprises citées étant inférieure à 15 % , aucune ne détenait une position dominante sur les marchés concernés. Dans l’affaire Billa-Meinl, l’Office tchèque a quant à lui relevé que les onze principaux distributeurs représentaient environ 58 % des ventes, et que les deux opérateurs cités faisaient partie des plus importants. Il a aussi considéré que l’indice de pouvoir de marché détenu par un client – en l’occurrence un distributeur – est la faculté d’imposer des prix bas un certain temps, lors de négociations verticales portant sur les achats. En outre, pour le Conseil français de la concurrence, les fournisseurs n’étaient pas en état de dépendance économique vis-à-vis d’Opéra, dans la mesure où il s’agissait de sociétés d’une taille importante et dont les produits, de marque notoire, étaient incontournables pour les groupes Casino et Cora. Dans l’affaire Billa-Meinl, la taille des fournisseurs n’est pas entrée en ligne de compte, le caractère anticoncurrentiel des pratiques et la gravité de l’infraction n’étant pas conditionnés par les parts de marché des victimes. Par ailleurs, le Conseil de la concurrence a estimé que « l’obtention de compensations financières sans contreparties réelles ne revêt pas un caractère de généralité suffisant pour pouvoir être considérée comme ayant eu pour objet ou pour effet de limiter, restreindre ou fausser le jeu de la concurrence sur un marché ». De même, il a considéré que les déréférencements de certains fournisseurs n’entrent pas dans le champ d’application de la prohibition des ententes, au motif que les déréférencements qui auraient été mis en œuvre, en tant que moyens de pression dans le cadre des négociations dénoncées, n’ont concerné que quelques fournisseurs, détenteurs de marques à forte notoriété, et pour un nombre limité de références. Et d’ajouter qu’il n’est « pas démontré [que ces déréférencements] ont porté atteinte à la capacité d’accès des fournisseurs aux consommateurs ». L’Office tchèque a tenu un raisonnement tout autre. Il a relevé qu’un grand nombre de fournisseurs se trouvaient en situation de dépendance économique. Il en a conclu qu’il leur manquait le pouvoir de marché nécessaire pour contrebalancer la pression de Billa et Meinl, car ils leur vendaient de plus larges volumes qu’aux autres distributeurs. Billa et Meinl pouvaient imposer leurs conditions, parce que les fournisseurs n’avaient pas d’autres débouchés. Dans son analyse des pratiques de la distribution, le Conseil français de la concurrence continue de nier l’existence de la puissance d’achat et ses effets négatifs dans les relations industrie-commerce. Sera- t-il à l’avenir plus attentif, avec la multiplication des décisions, prises chez nos voisins, qui la condamnent ? 1)Dans l’affaire Billa-Meinl, la dépendance de fournisseurs dont le poids lors des négociations commerciales est faible vis-à-vis de celui des grandes chaînes de supermarchés. 2)Aff. IV/M.1221, JOCE n° L 274 du 23/10/1999. 3)Le marché amont est défini par catégories de produits, le marché aval est identifié en fonction de la surface des points de vente (cf. avis du Conseil de la concurrence n°97-A-04 du 21 janvier 1997 et décision de la Commission du 3 février 1999 précitée). 4)Aff. IV/M.784. 5)L’Office a par exemple relevé des demandes de compensation rétroactive articulées par Meinl en raison de différences tarifaires plus favorables à Billa. 6)Décision n° 03-D-11 du 21 février 2003.

Anne de Beaumont

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