Bulletins de l'Ilec

L’historien d’entreprise ? Un psychanalyste ! - Numéro 357

01/10/2004

Entretien avec Jacques Marseille, professseur à l’université de Paris-I Sorbonne, directeur de l’Institut d’histoire économique et sociale

Entreprise et histoire, un couple longtemps si ce n’est maudit, du moins impossible. Pourquoi ? Est-ce une spécificité culturelle française ? Sommes-nous en présence de deux cultures antagonistes ? Jacques Marseille : Durant les années 1980 et 1990, la période semblait propice aux bonnes relations entre l’entreprise, l’histoire et l’Université. La réconciliation était scellée, comme pouvaient en témoigner la vague de célébrations consacrées à des anniversaires et les créations d’instituts ou de fondations destinés à promouvoir l’histoire d’entreprises. Cette période de rapprochement est révolue, pour de multiples raisons. Financières d’abord, puisque l’heure est dans les entreprises aux réductions de coûts. Politique ensuite, dans la mesure où certains événements, comme l’affaire Enron, ont entaché l’image des entreprises, les rendant moins populaires auprès de l’opinion publique, mais aussi auprès des étudiants et des chercheurs. La cote des entreprises, du moins chez les littéraires, a fortement chuté. Aujourd’hui, les relations ne sont donc pas particulièrement amicales. Les historiens de l’entreprise, de leur côté, ont peut-être épuisé le genre. Ils souffrent surtout de ne pas être reconnus par le monde universitaire comme de véritables historiens. Doit-on baisser les bras ? L’histoire n’est-elle pas un outil de mémoire à usage interne, un outil de gestion, et un média de communication à usage externe ? J. M. : L’histoire sert avant tout à définir des identités, à cerner des cultures d’entreprise, comme on le fait quand on raconte l’histoire d’une famille, avec ses fractures et ses réconciliations. A cet égard, l’histoire peut être un outil de cohésion qui sert davantage les entreprises patrimoniales que les entreprises managériales, marquées par une rotation souvent rapide des chefs d’entreprise. Reste que trop d’entrepreneurs restent tétanisés à la seule évocation du mot « histoire ». Puisqu’ils sont projetés dans l’avenir, ils jugent le passé ringard, conservateur et nostalgique. C’est, au reste, une des raisons du divorce entre les historiens et les dirigeants de sociétés. Pour autant, preuve que l’histoire est utile, j’ai réalisé, à la demande de Sodexho, une quinzaine d’entretiens dans sa filiale anglaise, il y a maintenant deux ans. Il en ressortait un certain malaise des salariés. Or que lit-on aujourd’hui dans la presse ? Que cette filiale compromet les résultats du groupe. Cette expérience m’a conforté dans l’idée que l’historien d’entreprise pouvait être un psychanalyste, dans la mesure où les salariés interrogés se libéraient plus facilement que devant un consultant, dont la vocation est souvent de tailler dans les effectifs ! Vous allez publier chez Perrin un livre sur les Wendel, et une exposition se tiendra à Orsay pendant trois mois, preuves que le divorce n’est pas totalement consommé… J. M. : Ce n’est pas tant l’histoire de l’entreprise comme telle qui m’intéresse que l’histoire d’un capitalisme familial à tous égards exemplaire. Ce qui, il y a cinquante ans, était un handicap français, la famille étant jugée par essence conservatrice et rétive à la croissance, est aujourd’hui considéré comme une vertu. N’oublions pas que la moitié des entreprises cotées, en France, sont toujours sous contrôle familial. Voilà un terreau fertile en histoires. Il est un autre champ de réflexion qui me stimule : celui de l’histoire des marchés, des produits et des performances comparées. Pourquoi Seb a-t-elle mieux réussi que Moulinex ? Quelle est la stratégie de Rossignol comparée à celle de Salomon, par exemple. Les entreprises ont parfois des zones d’ombre et des périodes amnésiques, faute d’archives conséquentes. Avez-vous travaillé et écrit librement ? Quelles sont les clés de la réussite de cette famille ? J. M. : Les Wendel ont confié leurs archives aux Archives nationales – l’inventaire représente 344 pages –, et de nombreux livres ont été écrits sur leur histoire. Après deux ans de travail en toute liberté, j’ai pu constater le rôle primordial des femmes dans cette famille, dont une veuve qui a imposé, en 1871, un statut qui interdisait aux membres de la famille de vendre leurs parts. Ils sont aujourd’hui 750 héritiers, avec un gérant qui est l’héritier du fondateur de l’entreprise – en 1704 – et dont l’autorité est reconnue. Autres clés du succès de cette dynastie : de solides études et de bons mariages. Comment éviter l’histoire hagiographique ou l’histoire savante ? J. M. : Tout dépend de la capacité de l’historien – il s’en trouve un nombre très limité en France – à imposer sa méthode et à avoir accès aux archives. Sa pluridisciplinarité, savoir aussi bien lire un bilan qu’écouter et décrypter les rites de l’entreprise, est primordiale. Excepté les livres sur les voitures, les motos et les montres, il n’existe pas, aujourd’hui, de marché du livre de marques ou d’entreprises. Pourquoi ? Est-ce dû à l’absence d’une offre pertinente ou à une demande inexistante ? J. M. : Peu d’entreprises ont une histoire suffisamment riche pour être transcrite dans un livre. Et surtout, l’histoire des entreprises intéresse peu de monde. Les Français n’aiment guère les patrons. L’histoire de l’entreprise peut-elle se résumer, en termes d’outils de communication, au livre, quand on connaît le succès du tourisme industriel (visite d’usine, musée, journées du patrimoine…) ? J. M. : Non, bien sûr, le film, l’exposition itinérante, sont des outils souvent plus pertinents que le livre. Ne sommes-nous pas encore dans le temps de la préhistoire de l’histoire de l’entreprise, par rapport au monde anglo-saxon ? J. M. : Nous sommes dans celui de la post-histoire. Paver une route avec des histoires d’entreprises ne nous apprend rien, ou peu, sur l’évolution de l’économie française. Ce genre a épuisé ses vertus. L’heure est à l’histoire comparée. Cela permet d’échapper à la tyrannie des archives et de l’hagiographie. Celui qui ignore le passé est-il condamné à le revivre ? J. M. : Il est condamné à ne pas comprendre son présent et à répéter les échecs qui parsèment toute histoire d’entreprise. L’histoire a au moins une vertu : celle de calmer les arrogances.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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