Bulletins de l'Ilec

« Notre combat n’est pas une guerre des prix théâtralisée » - Numéro 360

01/02/2005

Entretien avec Michel-Edouard Leclerc

Combien avez-vous consacré à la baisse des prix en 2004 ? M.-E. L. : Le groupement n’a jamais dérogé à la volonté d’être le moins cher sur son marché et a toujours été, dans les relevés de prix, qu’ils soient professionnels ou d’associations de consommateurs, le premier ou le deuxième. Nos concurrents ne nous le contestent pas. La discussion autour des accords Sarkozy nous a permis de démontrer l’élasticité de la demande à la baisse de prix. A partir de septembre 2004, nous avons baissé le prix de 5 000 articles de 3,6 % et aux mois de novembre et décembre nous avons connu des progressions spectaculaires. Les conditions d’application de cette baisse ont suscité des polémiques. Je regrette qu’après avoir signé l’accord Sarkozy une partie des adhérents de l’Ania y ait dérogé, et que son président n’ait pas cherché à faire un peu la police dans son organisation. Les Centres Leclerc ont dû prendre les devants et, comme Intermarché, ont franchi la ligne blanche du seuil de revente à perte. L’administration a admis que c’était pour nous le seul moyen de respecter notre engagement. Depuis, les choses sont rentrées dans l’ordre, et les polémiques sont obsolètes, puisque le débat porte sur le contenu de la réforme. Pour la première fois depuis 1998, on assiste selon l’Insee à une baisse des prix des PGC. L’effet prix a-t-il eu une incidence sur les volumes ? M.-E. L. : Oui, chez ceux qui l’ont vraiment appliqué. Mais il faut combattre l’idée naïve que les consommateurs, qui s’estiment floués depuis quatre ans, vont se précipiter dès la première promotion. Oui, il y a un effet volume, un effet relance de la consommation dans les secteurs où il y a une baisse des prix, hormis pour les produits agricoles où il n’y a pas d’élasticité prix de la demande. Mais personne n’a affirmé que l’effet volume serait immédiat. Un distributeur perd rapidement ses clients quand il augmente ses prix, et il met longtemps à les reconquérir, comme le prouve l’exemple Carrefour. Cela explique que les effets de la baisse Sarkozy n’aient pas été immédiats, sauf cher nous. Notre groupement n’a cessé d’entretenir son image prix, depuis 1997. Notre campagne sur les écarts de prix en Europe, celle sur l’euro, le débat sur la NRE, le Ticket Leclerc, la gamme Eco +, la campagne sur le pouvoir d’achat et l’ « alliance objective » avec Nicolas Sarkozy témoignent de notre volonté de vendre moins cher pour garder la confiance des consommateurs. La baisse des prix ne risque-t-elle pas d’avoir des effets pervers en termes d’investissements publicitaires, de lancements de produits ou d’embauches ? M.-E. L. : Non ! Notre combat n’est pas de lancer une quelconque guerre des prix théâtralisée, mais de revenir à une concurrence normale dont nous avons été privés entre enseignes depuis la loi Galland. Partout où, en Europe, cette concurrence est normalisée, elle n’entraîne aucun effet négatif tel que ceux évoqués par Casino quand il se retranchait derrière le modèle hollandais. Celui-ci ne peut servir de référence à notre débat, puisque les Pays-Bas ont vécu une crise financière de sociétés cotées. Ahold et Laurus ont dû faire face à des boycottes de consommateurs en révolte contre un système où les prix étaient très élevés et où les retraites par capitalisation fondaient comme neige au soleil. Pour regagner la confiance des électeurs, le gouvernement a laissé faire la distribution, avec les effets pervers que l’on connaît. Personne, en France, ne réclame un tel modèle. En France, depuis 1945, les distributeurs n’ont connu que dix années de liberté des prix, entre 1986 et 1997. Situation pour le moins atypique en Europe ! Les obstacles culturels sont colossaux. Pour autant, cessons de fantasmer. Ce n’est pas en vendant cher que nous allons relancer la croissance. La baisse des prix, guère perçue par les consommateurs, est-elle le seul moyen de leur donner du pouvoir d’achat ? Ne doit-on pas craindre un effet d’éviction vers l’épargne de précaution ? M.-E. L. : Le taux d’épargne des Français, de l’ordre de 15 % , est un des plus élevés d’Europe. Pourtant l’épargne n’est pas très rémunératrice. Malgré les récentes incitations gouvernementales à la rendre liquide, la méfiance à l’égard des pratiques de prix et des perspectives de pouvoir d’achat les amène à épargner. Il faut donc leur donner un signe fort et durable d’attractivité commerciale. Il n’y aura élasticité de la demande que si la baisse des prix est effective, lisible, significative et durable. Marges arrière ou marges avant ? Quel équilibre définir pour redonner du pouvoir d’achat au consommateur et de la liberté au distributeur ? M.-E. L. : Je n’entre pas dans ce débat. Même si elle en a profité, la distribution a trop souffert, politiquement, de l’existence des marges arrière. Ce phénomène a discrédité la fonction commerciale et nourri des polémiques, attisées par des hommes politiques et des journalistes (Marianne), qui vont peser sur l’image de la distribution pendant des années. Je suis pour la suppression des marges arrière. En tant que chef d’entreprise, j’admets que l’état contrôle si ma marge est loyalement et légalement acquise. Il faut une règle du jeu et des sanctions. Mais je réclame la liberté de gérer ma marge et d’en faire bénéficier librement le consommateur. C’est une affaire de principe quelles que soient les composantes de la marge. Aucun industriel n’accepterait qu’on limite ce droit dans son secteur d’activité. C’est la raison pour laquelle nous n’adhérons pas à l’idée d’une demi-réforme qui laisserait persister une marge arrière minimum obligatoire de 5, 10 ou 20 % . Ce serait une erreur médiatique et politique pour la distribution que de s’abriter derrière une telle protection, et une erreur de gestion que de brider notre liberté en exigeant des pouvoirs publics la conservation de cette rente. Vos adhérents, propriétaires de leur magasin, ont le souci de leur compte d’exploitation. Vous suivent-ils les yeux fermés quand il s’agit de baisser les prix, donc leur marge ? M.-E. L. : Non, bien sûr ! Un Centre Leclerc digne de ce nom ne se gère pas les yeux fermés. Mais nos adhérents savent qu’il n’y a qu’un discours public qui puisse être tenu par notre enseigne : le consumérisme et son corollaire, le prix bas. Au reste, la communication, discutée par les adhérents et construite avec eux, est également financée par eux. S’ils ont besoin de dégager des marges, ils sont unanimes pour refuser que leur fixation relève de l’état ou des industriels. Enfin, il faut entre 23 et 25 % de marge d’exploitation pour rendre viable un Centre Leclerc, quand la marge arrière représente entre 13 et 14 % du compte d’exploitation. L’incorporation des marges arrière nécessitera de dégager une marge avant et de changer les critères de gestion. C’est la raison pour laquelle nous ne sommes ni des fantaisistes, ni des intégristes du discompte. Nous sommes focalisés sur l’après-loi Galland avec l’anxiété normale de chefs d’entreprise qui vont, comme les industriels, vers l’inconnu. Mais nous ne serons pas les plus mauvais dans la gestion de cet inconnu. Concernant cette loi, quels sont les points de convergence et de divergence entre distributeurs et industriels ? M.-E. L. : Les points de convergence et de divergence n’opposent plus principalement industriels et distributeurs. Ils traversent chacune des catégories, ce qui est une bonne chose pour le débat. On sort de la polémique pour entrer dans le débat technique. La position des Centres Leclerc est de défendre le « triple net » : elle a ses inconvénients et ses incertitudes. Elle va exiger du distributeur un réapprentissage de la marge avant. A l’inverse, il ne nous semble pas que les solutions intermédiaires proposées devant la mission Chatel soient pertinentes sur le plan juridique et économique. Si, comme le défend l’Ania et, globalement, la FCD, on retient la solution de réincorporer toute la marge arrière au-delà de 20 % , on aura une baisse effective, collective, dans les secteurs où ce surplus sera incorporé, notamment l’épicerie. Mais, pour se refinancer, les distributeurs qui ne sont pas vertueux – comme le dit Dominique de Gramont, « le marché n’est pas moral » – chercheront à augmenter la coopération commerciale dans les secteurs où la marge arrière est inférieure à 20%. L’effet pour le consommateur sera nul, et on aura pour effet pervers une attention portée sur d’autres secteurs, le textile ou le bricolage, où la coopération commerciale n’atteint pas de tels niveaux. En second lieu, si l’on s’en tient à une réforme qui mise sur la quantité de coopération qui peut être répercutée et non pas sur le principe général de retour à la liberté des prix, les distributeurs ne seront pas enclins à changer de stratégie marketing. Pour les Centres Leclerc, il n’y aurait pas lieu de remettre en question le Ticket Leclerc, ni notre stratégie de marque Eco + et Marque Repère. Quel est l’intérêt, pour l’industriel qui pâtit de la cherté de ses marques, de se retrouver dans un mouvement de repositionnement collectif de prix, sans capacité de différenciation ? Enfin, que l’on défende le « triple net plus » ou le « double net moins », arrêtons de nous payer de mots, puisque nous discutons sur le maintien d’une marge minimale dans la distribution. Je m’appuie sur la jurisprudence du Conseil de la concurrence et sur la commission Canivet : les pouvoirs publics n’arriveront jamais à justifier une marge minimale uniforme, imposée à un appareil de distribution qui va devenir de plus en plus hétérogène et pluriel dans ses formats. Enfin, je ne comprends pas pourquoi nos amis, politiques et industriels, après avoir fustigé les marges arrière dès qu’elles ont dépassé 8 à 10 % , se contenteraient, aujourd’hui, d’une réforme qui les légaliserait à hauteur de 15 à 20 % . Compte tenu des polémiques, cela serait de l’autoflagellation de notre part. Comment partager le financement de la baisse des prix ? M.-E.L. : Le retour à la liberté des prix pourrait, dans certains secteurs, avoir un effet tellurique. Par exemple dans la charcuterie-salaison, où les marges arrière ont singulièrement dérapé. Si on remettait dans les prix tout ce qui est au-dessus de 20 % , les baisses de prix seraient de l’ordre de 40 % , une chose incompréhensible pour le consommateur et une baisse énorme de chiffre d’affaires pour l’industriel. Les Centres Leclerc défendent l’idée que la réforme doit être significative et totale, et porter sur la liberté des prix. Pourvu qu’elle soit irréversible, elle peut être progressive. Par exemple, sur deux ou trois ans, on pourrait remettre chaque année ce qui est au-delà d’un certain montant de coopération commerciale dans les prix. On peut, par accord dérogatoire, donner plus de temps à certains secteurs qui ont dérapé. Pourquoi avoir également baissé les prix des MDD, ce qui n’était pas prévu dans l’accord du 17 juin ? M.-E.L. : Les Centres Leclerc n’ont pas signé un accord a minima pour se contenter de répercuter les baisses de prix des industriels qui ont accepté de jouer le jeu. J’ai signé pour engager mon enseigne à baisser ses prix en moyenne de 2 % . Dans la mesure où un tiers des industriels n’ont pas joué le jeu, et sachant qu’avec ceux qui ont accepté les baisses on n’arrivait pas à la moyenne contenue dans la promesse, il fallait, vis-à-vis des consommateurs comme des médias, construire le résultat, d’une part en baissant au-delà de 2 % le prix de certains articles, d’autre part en baissant le prix de nos marques propres. Les industriels ayant choisi non pas la baisse linéaire, mais la baisse modulable, nous avons dû accepter des opérations de réajustement marketing de quelques grandes marques qui baissaient leur prix de 10 à 20 % . A moins de se faire flageller sur le front de vente, il fallait bien que, sur nos marques propres correspondantes, nous repositionnions nos prix. Etes-vous pour la vente à perte ? Faut-il en redéfinir le seuil ? M.-E.L. : Non, il faut maintenir une interdiction de revente à perte et en donner une définition juridique qui colle avec sa réalité économique, ce qui n’est pas le cas avec la loi Galland. Pour que le seuil soit opérationnel et crédible, il doit être ramené au prix d’achat « trois fois net ». Faut-il supprimer les accords de gamme ? M.-E. L. : Je suis hostile à leur suppression, mais pour la sanction des abus. Ces accords constituent, pour les industriels grands et petits, la possibilité de lancer des produits, de diversifier l’offre en liant la détention de ces produits à la performance des marques phares. Les accords de gamme sont un bon outil marketing. Même les PME, qui étaient contre, les pratiquent de plus en plus. L’acceptation, par le distributeur, de mettre en rayon un choix important d’une gamme est un vrai service. Le contrat de gamme est probablement la meilleure légitimation de la coopération commerciale et sa meilleure justification juridique. Ce qui pose problème, c’est le caractère extensif à l’extrême de certains accords de gamme, dont la détention finit par cannibaliser les rayons au détriment de l’offre des challengeurs, incapables de suivre en budget. Je suis pour une sanction des abus, qui pourraient être traités comme l’est l’abus de dépendance économique. En France et en Europe, la vente liée est interdite. On peut donc s’appuyer sur la jurisprudence. Qu’apportent les rapports Canivet et Chatel ? M.-E. L. : Nicolas Sarkozy a eu le mérite d’obliger le politique à agir. Avant lui, Leclerc était seul, soit face aux distributeurs, soit face aux industriels, contre la loi Galland. Le rapport Canivet et l’avis du Conseil de la concurrence ont permis de rationaliser les débats, de sortir des guerres idéologiques, et obligent le législateur à revenir au droit et à y rester. Depuis deux ans (accord Ania-FCD, circulaire Dutreil), nous étions dans une négociation interprofessionnelle, avec le handicap d’être focalisés sur le partage de la marge. Aujourd’hui, il s’agit de la refonte de certains articles du Code de commerce. Il faut espérer que cette réforme introduira de la sécurité juridique pour au moins dix ans. Nous ne sommes plus dans la phase de négociation mais dans celle de l’écriture du droit. Le rapport Canivet a tracé la route. C’est un outil pédagogique pour les parlementaires, qui demeurent encore dans le système de la loi Galland. Luc Chatel a fait le lien avec les groupes parlementaires, déminé des contentieux inutiles et permis au gouvernement d’organiser une consultation plus large que celle entamée par Nicolas Sarkozy. Cela permet au Premier ministre d’accélérer la procédure... s’il ne change pas d’avis d’ici là ! Faut-il privilégier la concertation ou recourir à la loi ? Les positions semblent plus que jamais tranchées… M.-E. L. : Oui, il faut privilégier la concertation mais l’objectif n’est pas d’aboutir à une loi qui serait le plus petit commun dénominateur entre les protagonistes. Il s’agit de réformer le droit, de façon durable et compatible sur le plan européen. La puissance publique doit s’élever au-delà des intérêts corporatistes. A contrario, nous battons campagne pour dire que, si les pouvoirs publics n’optent pas pour une réforme profitable au consommateur et ne mettent pas en place une concurrence normale entre opérateurs, et une négociation libre entre industriels et distributeurs (sur les conditions générales de vente), nous aurons dénoncé par avance les effets pervers d’une réformette. Faut-il modifier la loi Raffarin ? Et le seuil de 300 m2 ? M.-E. L. : Il y aurait encore beaucoup de critiques à formuler sur le fonctionnement de la loi Royer, trop lourd pour les agrandissements, les modernisations ou les transferts. Mais autant je soutiendrai un toilettage du dispositif Raffarin, autant je ne souhaite pas mélanger les dossiers, afin de ne pas donner l’impression de recourir au chantage : baisse de prix contre m2. C’est la raison pour laquelle je m’étais démarqué des propos de Daniel Bernard. Au reste, les deux dossiers n’étaient politiquement pas gérables ensemble. Quel est le seuil optimal, en termes de part de marché, pour les concentrations ? M.-E. L. : J’adhère à l’idée que, passé un seuil de part de marché pour une entreprise dont la gestion est intégrée, ou plusieurs entreprises dont la gestion est liée à un pôle de décision unique, il y ait un seuil d’alerte entraînant une investigation de la DGCCRF. Il reste à en préciser les conditions. Il ne faudrait pas en déduire que toute concentration est répréhensible, aussi bien pour l’industrie que pour la distribution. Je suis favorable à une loi qui sanctionne les effets perturbateurs, mais hostile aux a-priori sur la taille des entreprises. L’achat de Gillette par Procter & Gamble est-il annonciateur d’autres concentrations industrielles ? M.-E. L. : Oui, mais autant je comprends la motivation financière de ces fusions, qui permettent des synergies, des économies d’échelle, autant, commercialement, je reste perplexe. Car elles appauvrissent le portefeuille de marques, standardisent l’offre et perdent leur pouvoir d’animation du marché. A terme, elles donnent de la légitimité aux marques de distributeurs. Attention au retour de cycle ! Que promouvoir : la marque en tant que force d’innovation ou le produit ? Vos publicités comparatives ne risquent-elles pas de détruire un moteur de la croissance : la recherche ? M.-E. L. : Les Centres Leclerc affirment que la marque Repère est, en qualité, tout à fait comparable à celle des marques industrielles. Je lutte contre l’arrogance et la prétention industrielles, entretenues par Jean-Noël Kapferer, selon lesquelles les distributeurs feraient de la sous-marque. Il suffit d’observer Décathlon pour être convaincu du contraire. Les Centres Leclerc vont demain investir davantage dans le marketing de leurs propres marques, pour tirer le marché vers le haut. C’est la mission que nous avons donnée à la Scamark, gestionnaire de nos marques de distributeur.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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