Bulletins de l'Ilec

Un miroir et un acteur - Numéro 361

01/03/2005

Entretien avec Claude Sordet, président d’honneur de l’Association pour l’histoire du commerce

Quand a débuté l’aventure du commerce moderne ? Claude Sordet : Certains citerons Aristide Boucicaut, qui fit le « bonheur des dames », d’autres, Etienne Lesage, l’inventeur du succursalisme, à Reims en 1866. Ce nouveau concept intégrait la fonction de gros (achats, entreposage, livraison) et la fonction de détail, et permettait des économies substantielles. Le commerce de détail était tellement morcelé, atomisé, que les prix d’un gérant-mandataire de succursale étaient de 15 à 20 % inférieurs à ceux affichés chez un petit détaillant. Au début du XXe siècle, les fabricants étaient profondément désorganisés et le commerce était aux mains des administrateurs d’achat. La fonction achat était alors prédominante, fondée sur la règle d’or « Qui bien achète mieux vend ». L’acheteur avait une mission de recherche des produits, essentiellement dans les liquides et la mercerie, et devait adapter son offre aux goûts dans sa zone de chalandise. Les achats, aussi bien des grossistes que des distributeurs intégrés, avaient parfois une nature spéculative dans les secteurs tels que le sucre, le café, les oléagineux et les achats de campagne (haricot vert, petit pois, etc.). Les succursales ont essaimé dans toute la France et ont apporté à la population, dans les endroits les plus reculés, les mêmes produits aux mêmes prix et avec la même qualité que dans les grandes villes. La notion d’enseigne et les premières marques propres sont nées en même temps que le mouvement succursaliste. Un métier est apparu : comment le qualifier ? C. S. : Pour réussir dans ce nouveau métier, la transmission du savoir se faisait de père en fils. Une entreprise familiale se bâtissait, et se consolidait au fil des générations. Tous les pionniers du succursalisme étaient des enfants de commerçants. Ils ont été à l’origine de la démocratisation du commerce. C’est sans doute à l’orée des années 30 que s’est développé le commerce organisé, reposant sur la répétitivité de l’offre, le suivi de la qualité, le respect des assortiments et des prix sinon toujours bas, du moins raisonnables. Les magasins populaires sont-ils les ancêtres des maxidiscompteurs actuels ? C. S. : Les années 30 et la grande crise économique ont vu éclore un type de commerce qui vendait à des prix réduits : les magasins populaires avec peu de produits, pas très bons mais pas chers. Les Uniprix, Monoprix et autres Prisunic avaient pour clientèle les Français les plus démunis. Les magasins populaires ont inventé l’affiliation et lancé les marques de distributeur. Durant cette période, les commerçants tenaient la dragée haute aux industriels. Au sortir de la guerre, un nouveau cycle s’ouvre avec le libre-service. Quelle révolution induit-il ? C. S. : Durant la guerre, le marché noir a essentiellement profité au petit commerce, toujours très atomisé, ce qui faisait sa force dans ces circonstances, alors que le commerce intégré peinait. La pénurie a été très diverse selon les régions : la Bretagne et la Normandie étaient privilégiées, Paris et le Midi souffraient. Il a fallu attendre 1947 pour que les tickets de rationnement disparaissent. La même année a eu lieu le premier voyage aux états-Unis d’une mission de succursalistes français. L’année suivante, Goulet-Turpin ouvre le premier libre-service, suivi par les autres succursalistes. Les autorités locales et religieuses viennent les inaugurer ! Mais le succès n’est pas au rendez-vous, car la formule est vite politisée : importé des états-Unis, c’est un « magasin de droite ». Certains consommateurs, habitués à être servis, répugnent à prendre eux-mêmes les produits. De leur côté, les commerçants pensent que le libre-service va faire augmenter la fauche. Pourtant, le libre-service va rtransformer le commerce, en faisant exploser la productivité, notamment grâce à l’amélioration continuelle du traitement des données aux caisses de sortie. Il engendre les supérettes, les supermarchés, les cash and carry, les hypermarchés et les maxidiscomptes. Comment est accueilli le premier supermarché ? C. S. : Obnubilés par les préceptes de Bernardo Trujillo, l’oracle du National Case Register (fabricant de caisses enregistreuses) et pape de la grande distribution, les Français, Goulet Turpin en 1957, les Docks de France en 1958, ouvrent des supermarchés. On ne parle pas encore de format, et deux écoles s’opposent : pour l’une, le supermarché doit être coiffé par le même directeur régional, qui gère également les petites supérettes ; pour l’autre école, le supermarché, nouveau concept, doit être géré par des hommes nouveaux au sein d’une société appropriée. C’est ainsi que les Docks de France ont créé la société des supermarchés Doc. En 1961, l’Institut français du libre service établit des normes fixant à 400 m2 la surface d’un supermarché. Mais il a manqué au supermarché d’être attrayant : il n’apporte rien de nouveau en termes de prix, d’exhaustivité et de verticalité du choix. Leclerc n’y a pas cru, mais les industriels, attirés par le circuit court et la possibilité d’exposer leurs nouveaux produits, s’en font les ardents défenseurs. Ils développent les standards de qualité des produits, mettent au point des techniques de communication telles que les promotions sur le lieu de vente ou la publicité directe. Le marketing acquiert ses lettres de noblesse. L’expression « force de vente » apparaît chez les industriels. L’extension des présentations visuelles des produits conduit aux premières confrontations directes entre acheteurs, consommateurs, produits et marques. Mais on n’observe aucune montée en régime du supermarché. 1963, année révolutionnaire ? C. S. : Effectivement, c’est celle du premier hypermarché, né de l’échec du supermarché, qui n’a pas rempli sa fonction de magasin d’attraction par le choix et le prix. En juillet 1963, Carrefour ouvre une « très grande surface de vente » à Sainte-Geneviève-des-Bois, sur 2 600 m2. L’hypermarché à la française est un produit totalement hybride, que les Américains ne comprennent pas, car si le discount a toujours existé aux états-Unis, il est sectorisé et pas sous le même toit. ça ne marchera jamais, dit-on. En particulier Paribas, qui refuse son soutien. Quand Carrefour a ouvert, on disait : « Carrefour, c’est un four ». Il est resté seul trois ans. Ce n’est qu’en 1966, quand d’autres enseignes suivent le mouvement (Docks de France, Auchan, Rallye, Rond Point, Continent, Casino, Cora, Euromarché…), que l’IFLS propose le terme « hypermarché ». Durant les années 60, les industriels sont les rois. Les distributeurs privilégient non plus l’achat mais l’expansion. Il faut attendre la loi Royer (1973), qui jugule l’expansion, pour que les rôles s’inversent : les hypercentrales d’achat, « surgénérateurs de ristournes » (Socadip, Arci, Di-Fra, etc.), confèrent une nouvelle puissance, la puissance d’achat. Pour quelles raisons l’hypermarché s’essoufflerait-il ? C. S. : Tout passe, tout lasse… C’est surtout le péché d’orgueil d’un Léviathan convaincu que l’hypermarché, comme les diamants, est éternel. L’hyper a oublié le facteur prix dans la décision d’achat, en pensant qu’il pouvait attirer les consommateurs par des produits nouveaux. Il a réinventé les grands magasins, et oublié les fondamentaux. Les profits issus du marché domestique ont servi aux investissements à l’étranger. Parallèlement, il n’a pas vu venir le hard discount. Aldi a ouvert en 1988 à Croix, dans le Nord, son premier magasin, avec seulement 617 références. ça ne marchera jamais, a-t-on encore entendu. Là aussi, c’est un péché d’orgueil. L’hypermarché a été pris en tenaille entre ce nouveau concept et les magasins spécialisés, avec lesquels il ne peut pas rivaliser. Aujourd’hui, la différenxe de prix ne justifie pas le déplacement dans un hypermarché et les consommateurs jouent de plus en plus la carte de la proximité, avec les maxidiscompteurs. Comment a évolué le management ? C. S. : Comme les concepts,il a connu des cycles. Le succursalisme était jacobin, centralisateur, impérialiste : les mêmes produits au même endroit, au même prix, fixés au siège par le service achats. Carrefour a inauguré le cycle de la décentralisation : le patron local est un chef d’entreprise, comptable d’un résultat. Le problème s’est alors posé de la formation des hommes, certains chefs de rayon abusant de leur pouvoir face aux industriels. Un coup d’arrêt a été donné par le même Carrefour quand Denis Defforey s’est rendu compte que l’enseigne était allée trop loin dans la décentralisation. Daniel Bernard a succédé à Michel Bon, et les autres enseignes, excepté Cora, ont suivi le mouvement. Pourquoi le commerce est-il toujours le mal aimé ? C. S. : Cela tient, en partie, au fait que la communication du commerce est détestable. Les commerçants ne savent pas communiquer. Ils sont trop divisés pour avoir un langage unique et cohérent. Les Français ne savent toujours pas à quoi sert le commerce, alors que l’industrie, elle, identifie clairement sa fonction. En Grande-Bretagne, certains patrons du commerce sont anoblis. Pourquoi aucun grand groupe étranger n’a-t-il réussi à s’implanter en France ? C.S. Le commerce français a une image déplorable à l’étranger et nous n’aimons pas les envahisseurs. L’aventure Tesco-Catteau a fait long feu. Exception : les formules comme Ikea, H&M ou Gap rencontrent le succès, car elles apportent une offre vraiment nouvelle.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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