Bulletins de l'Ilec

Un catalyseur du changement - Numéro 365

01/09/2005

Entretien avec Jean-Baptiste Coumau, cabinet Izsak, Grapin & Associés, et Emmanuel Josserand, université Paris Dauphine*

Quel est le berceau du management par la marque et le contexte de sa naissance  ? Jean-Baptiste Coumau  : Il n’y a pas, à notre connaissance de pays – les Etats-Unis pour ne pas les citer – qui serait à l’origine du management par la marque. Notre thèse découle du cas Orange, quand, en 2001, décision fut prise par la direction de remplacer les marques Itineris, Ola et Mobicarte par Orange : pour la première fois, un projet de grande envergure était centré sur le management par la marque. La démarche, pratique et non théorique, peut être reproductible dans d’autres entreprises. La marque est une promesse et les seules personnes aptes à la délivrer sont celles qui sont dans l’entreprise, le management et le personnel. Hans Snook, fondateur d’Orange, résume ainsi cet enjeu : «Ce que la marque fait à l’intérieur se voit à l’extérieur.» Emmanuel Josserand : Ce nouveau mode de management rend compte de l’évolution des marques. Nous sommes passés d’un modèle où la marque était centrée sur le produit et le rationnel à l’ère de la communication et du rêve, associés davantage à l’émotionnel. Nous sommes maintenant dans celle de l’exigence de la marque, qui doit répondre à la fois aux exigences émotionnelles et rationnelles. Le corollaire direct de la recherche d’une expérience fondée sur ces deux dimensions est une modification de la nature de l’offre. La meilleure expérience est celle où le client peut consommer dans les meilleures conditions en supportant le minimum de contraintes possible et en optimisant l’utilisation de ses ressources. Qu’est-ce que manager par la marque  ? Quels en sont les atouts par rapport aux autres modes de management? J.-B. C. : L’émergence du management par la marque peut paraître paradoxale, car les marques n’ont jamais été autant en question, aussi bien sur le plan tactique que sur le plan stratégique. Or l’entreprise a besoin de re-fédérer ses collaborateurs autour d’un certain nombre de valeurs. Aujourd’hui, l’entreprise n’est pas une institution suffisamment forte pour uniformiser les points de vue et les intérêts des collaborateurs qui y travaillent. Par son émotionnel et les signes qu’elle émet, la marque peut être un puissant levier de management pour l’entreprise. Manager par la marque, c’est admettre que le fondement de l’activité de l’entreprise est la création, l’enrichissement et la livraison d’une promesse de valeurs aux clients. C’est un point trop important pour le laisser entre les seules mains du marketing. Tout part des employés, et de la façon dont le management par la marque crée de la valeur pour eux et les motive à agir dans le sens du renforcement de la marque. Le management par la marque se construit à partir d’une démarche participative, impliquant les salariés. Soulignons que la marque va entrer dans l’âge du débat consumériste, donc politique, où priment les exigences morales et éthiques. E. J.  : Manager par la marque permet de fédérer les énergies mais aussi de mettre l’implication des salariés (l’interne) au service de la stratégie de l’entreprise pour délivrer la promesse faite aux clients (l’externe). Toutes les fonctions de l’entreprise doivent créer et alimenter la promesse de valeur unique de la marque. Or il est plus facile de mobiliser les collaborateurs sur un projet de marque que sur un projet de réduction des coûts et de réorganisation classique. Le message porté par la marque est immédiatement perçu par les collaborateurs, qui s’impliquent alors davantage que dans un projet de création de valeur pour l’actionnaire! Le consensus s’obtient plus vite quand il s’agit de respecter une promesse faite au client. Les collaborateurs adhèrent plus facilement à un projet centré sur la marque, et chacun d’entre eux devient, par sa force de proposition et de contestation, un levier de création de valeur, un ambassadeur et un défenseur de la marque. Ils ne se laissent plus imposer des choix qui seraient contraires à l’idée qu’ils se font de la marque. Aussi, la construction d’un management par la marque ne peut aboutir sans une communication claire, présentant ce que la marque aspire à développer auprès de ses clients. C’est en communiquant en permanence autour de la marque, en impliquant les salariés et en les mobilisant pour en délivrer la promesse, qu’on peut déployer des changements stratégiques. Manager par quelle marque, de groupe ou commerciale  ? J.-B. C  : Nous pensons que le temps des architectures de marques complexes est révolu. Ce temps répondait à la nécessité de sur-segmenter les marchés pour positionner et justifier des écarts de prix entre des produits aux fonctions similaires. Aujourd’hui, il faut concevoir différemment l’architecture de marques si l’on veut bénéficier d’un levier en interne. Le premier niveau est constitué par les marques produits, lignes et gammes ou marques commerciales. Le deuxième niveau est celui des marques divisionnelles qui correspondent à l’activité d’une division ou d’une unité opérationnelle (Lu, Maggi, EDF Entreprises…). Le niveau le plus efficace est le troisième, celui de la marque de groupe (Danone, Nestlé, Unilever, Procter & Gamble…), car la marque divisionnelle n’a pas la pérennité de la marque de groupe. Au reste, ce qui prime, ce n’est pas tant la notoriété de la marque chez le consommateur que ses valeurs propres, son «code génétique» et la façon dont les salariés s’identifient à elle. E. J. : La marque a une certaine élasticité, car les multiples éléments qui la composent sont pour certains stables, pour d’autres évolutifs, en fonction de l’évolution de l’entreprise. Manager par la marque donne donc de la souplesse. L’atout de la marque et la subtilité de son management sont dans l’art d’un changement maîtrisé. Vous préconisez la création d’une direction de la marque: quelles sont ses missions et quelles sont les conséquences pour l’organisation de l’entreprise et ses fonctions (recherche, mercatique, communication, ressources humaines…)? J.-B. C.  : Le management par la marque n’a de sens que s’il s’inscrit dans la durée. Aussi, la mise en place d’une direction de la marque est incontournable. Elle devient le guichet unique pour l’ensemble des actions qui convergent vers la promesse de la marque et sa concrétisation. Elle est en interface avec les autres directions et leur sert de support quand il s’agit de communiquer. E. J. : Son rôle transversal est essentiel pour donner corps au décloisonnement nécessaire du portefeuille de marques. La nécessité de briser les barrières existant entre les niveaux de marques est l’un des points cruciaux de notre approche. L’essence du management par la marque est de mettre la marque au centre de l’entreprise et d’en faire un outil de pilotage global. Il implique donc une mise en question complète du système des chefs de produit. Quelles sont les limites du modèle  ? E. J.  : Les limites sont liées à l’organisation quand, par exemple, deux marques s’affrontent au sein de l’entreprise pour la conquête de parts de marché. * Auteurs avec Jean-François Gagne de Manager par la marque, Editions d’organisation, 2004. LE CAS ORANGE, UN SUCCES PAR ET POUR LA MARQUE Précédé par l’introduction en bourse d’Orange, le changement de marque de France Télécom Mobiles, en 2001, a abouti au lancement ex nihilo d’Orange en France, tant en interne qu’en externe, opérant la transition depuis la marque divisionnelle FTM et les marques commerciales Ola, Mobicarte et Itineris. Le choix, en termes de lancement, se porta sur une introduction dite «en big-bang». Trois axes de réflexion ont orienté cette décision. La volonté de faire simple et la constance de conviction des dirigeants ont d’abord joué un rôle important. Disposant d’une référence avec Orange en Grande-Bretagne (marque unique), l’équipe française a acquis très vite la conviction qu’il n’y avait qu’une voie à suivre : une introduction forte d’Orange pour établir sa notoriété rapidement, sans biseau, c’est-à-dire en limitant au minimum la transition. Cette logique s’est exprimée selon quatre choix structurants. Premier choix : apporter un vrai bénéfice au client et au prospect à l’occasion du changement de marque (ne pas se contenter d’un changement cosmétique); l’offre devait être mise à niveau, améliorée, refondue. Deuxième choix: Orange portant en elle la simplicité (une des valeurs de la marque), l’architecture de marques devait être simple;fut donc exclu le schéma d’une marque ombrelle (Orange) laissant une place aux marques produits (Itineris, Ola…). L’architecture décidée a été celle d’une marque globale: Orange est devenue à la fois marque divisionnelle et marque commerciale;seule Mobicarte a été conservée en tant qu’appellation de produit. Troisième choix: rester simple jusqu’au bout. Cela s’illustra par le choix de ne pas rapatrier les anciens produits Itineris et Ola au moment d’installer, en linéaire, les nouvelles offres d’Orange. Quatrième choix: ne maintenir que les repères nécessaires pour que le client s’y retrouve, notamment la structure de l’offre et certains produits comme le forfait ajustable. Le deuxième champ de réflexion porta sur la capacité d’absorption du marché. Une analyse fut faite sur la faculté des clients et des partenaires à parcourir plusieurs étapes dans le changement de marque par opposition à une rupture opérée d’un coup. Les conclusions furent que leur attention ne pourrait pas être maintenue, que la communication serait bien plus percutante si tous les messages étaient délivrés en une seule fois, plutôt que par des schémas de communication en fondu enchaîné, beaux sur le papier mais concrètement très compliqués. La prise en compte de la consommation d’énergie interne nécessaire pour faire aboutir plusieurs étapes séquencées dans le temps fit aussi nettement pencher la balance dans le camp du changement d’un coup, introduit par une courte phase d’annonce. La troisième analyse porta sur les coûts. Le comparatif entre les deux options fit apparaître, pour le schéma d’introduction progressif, un risque de dilution de l’investissement média entre la marque à lancer (Orange) et les trois marques à entretenir (Ola, Mobicarte et Itineris), le temps de la transition. Par opposition, un changement brusque permettait de concentrer l’investissement média sur la nouvelle marque. L’analyse fit aussi apparaître l’existence, pendant la durée du biseau, de coûts de transition (logistique, gestion des linéaires, publicité sur le lieu de vente, animations des ventes) assez élevés, sans qu’un avantage déterminant puisse les compenser. Trois outils pédagogiques ont été utilisés pour faire passer, en interne, la décision d’abandonner rapidement France Telecom Mobiles, Itineris, Ola et Mobicarte. Tout d’abord, un cadre général a permis d’étalonner les critères de succès de l’opération de changement de marque en termes de résultats financiers, de satisfaction clients, de capacité organisationnelle et d’excellence opérationnelle. Ce cadre pédagogique a permis de construire la conviction que le succès devait être tant interne qu’externe, et que ces deux composantes ne devaient pas être opposées, mais associées et largement intégrées. Les variables de choix ont ensuite été présentées sous forme de gestion de scénarios. Les champs d’application du changement ont été construits (distributeur, prospect, client, interne); les variables d’action, dans chacun de ces champs, ont été formulées puis regroupées en scénarios cohérents et discriminatoires; les options «big-bang» ou «biseau» ont été introduites dans les scénarios et testées, touchant en particulier les contraintes et les opportunités qu’elles occasionnaient. Cette présentation a convaincu les acteurs de l’intérêt d’un changement brusque. Une fois les enjeux de celui-ci approfondis, une déclinaison de ce choix et de ses impacts sur les processus fut réalisée, afin d’élaborer une «histoire d’ensemble» pour l’introduction d’Orange. Cette histoire a mobilisé l’entreprise, dans les différentes composantes de son organisation, autour des tâches qu’elles devaient accomplir dans le cadre de l’opération. Exemple des moyens mis en œuvre, les vendeurs se sont vu reconnaître une capacité d’initiative en termes de remises aux clients.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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