Bulletins de l'Ilec

Au cœur de l’économie « politique » - Numéro 370

01/03/2006

Entretien avec Bernard Carayon, député (UMP) du Tarn.

Par deux fois, vous évoquez le concept de « patriotisme économique » : dans votre rapport Intelligence économique, compétitivité et cohésion sociale (août 2003) et dans celui consacré à la « stratégie de sécurité économique nationale » (juin 2004). Quelle acception donnez-vous à ce concept ? Bernard Carayon : J’ai lancé ce concept, effectivement, en 2003, dans le silence des médias, de la classe politique et du monde économique. Le « patriotisme économique », qu’il s’affiche comme politique publique ou qu’il ressortisse à des comportements culturels, est partagé par toutes les nations authentiques. Qu’elles soient de tradition libérale (comme les états-Unis qui affichent un dispositif institutionnel, aussi complet qu’efficace, le Royaume-Uni, le Japon, l’Allemagne, l’Espagne ou les Pays-Bas) ou qu’elles soient de tradition différente (comme la Russie, l’Inde ou la Chine). Le patriotisme économique repose sur trois principes. L’identification et la protection des secteurs stratégiques : ceux qui sont créateurs de richesses et d’emplois mais également vecteurs de puissance et d’influence. C’est, en somme, le cœur de l’économie « politique » (défense, technologies de l’information, énergie, aéronautique, spatial, pharmacie, et certains pans de l’industrie agroalimentaire). Toutes ces nations ont développé des outils de protection, le Committee on Foreign Investments in the United States (CFIUS) et la loi Exxon-Florio aux états-Unis, ou des pratiques dissuasives (il n’y a jamais eu d’OPA hostile au Japon). Le patriotisme économique, c’est ensuite une mutualisation des stratégies des pouvoirs publics et des entreprises. Le modèle est encore celui des états-Unis, tant le métissage des cultures - ou le mélange des genres pour ne pas parler de connivence d’intérêts - y est poussé à l’extrême. Le patriotisme économique, c’est enfin une capacité de projection à l’étranger, appuyée sur des réseaux solidaires, exerçant leur influence en particulier dans les organisations internationales, où s’élaborent, souvent avec opacité, normes et règles juridiques profes-sionnelles. Acheter « français » est-ce du patriotisme économique ? Pour la défense de l’emploi, n’est-il pas plus patriotique d’acheter une Toyota fabriquée à Valenciennes qu’une Citroën Xsara Picasso fabriquée en Espagne ? B. C. : Qu’est ce qu’un produit français ? Une Toyota fabriquée à Valenciennes ou une Logan, en Roumanie ? Là, sans doute, où va la valeur ajoutée, qui se partage entre la recherche-développement et la production. Ce n’est pas une question simple. Acheter français n’est pas du « patriotisme économique », c’est un sentiment compréhensible, teinté parfois de ringardise. Ne soyons pas dupes : le consommateur n’a pas toujours les mêmes intérêts que l’actionnaire ou le salarié. Il veut le meilleur produit, au moindre prix. Aussi, le « patriotisme économique » ne s’applique pas à la plupart des biens de consommation courants. Il ne vaut que pour les biens ou les marchés stratégiques. La liberté d’entreprendre doit-elle s’arrêter là où l’intérêt national commence ? B. C. : Il n’existe pas plus de liberté absolue d’entreprendre qu’il n’existe de liberté pure et parfaite ! Les réglementations, partout dans le monde, pèsent sur les individus (statut des dirigeants, droit du travail), les entreprises (réglementations d’hygiène et de sécurité, normes techniques et juridiques), les marchés (normes nationales et internationales, poids des acteurs publics). Le président de Gaz de France est-il libre « absolument » quand les prix du gaz à la consommation peuvent être limités par décision publique ? Le président d’Enel, société détenue par l’Etat italien à 32 % , n’est-il pas encouragé par un chef de gouvernement libéral à conquérir Suez ? Un investisseur étranger peut-il acquérir librement une entreprise américaine sensible ? L’entreprise a-t-elle une patrie et comment établir sa nationalité ? Le Commissariat général au plan avait défini, en 1999, cinq critères de la nationalité d’une entreprise. Sont-ils toujours pertinents à l’heure de la mondialisation et des fonds de pensions ? L’entreprise peut-elle être sanctuarisée ? B. C. : Je suis peiné d’observer que, plus d’un siècle après le célèbre « plébiscite de tous les jours » cher à Ernest Renan, nous cherchions à établir des critères rationnels de nationalité pour les entreprises. Au-delà de son organisation, de ses capitaux, de ses marchés, l’entreprise est d’abord une communauté humaine, une histoire et une culture partagées. Lorsqu’il s’agissait de boycotter les entreprises françaises dans la crise irakienne, lorsque Cnooc ou Lenovo cherchent à racheter un pétrolier ou un constructeur informatique américain, les Etats-Unis ne se posent pas cette question. Ils ont la réponse. Les entreprises, en particulier stratégiques, ne sont pas apatrides. Et dans les situations de crise, les masques tombent : Mittal, présenté comme un groupe européen, a rapidement été défendu par le gouvernement indien. L’état est-il fondé à contrôler les investissements internationaux (cf. les onze secteurs protégés) et en a-t-il les moyens ? A-t-il un droit d’ingérence (comme aux états-Unis avec Unocal), avec le risque de destruction de valeur, et a-t-il un pouvoir d’injonction ? B. C. : Lorsque les investissements étrangers concernent la sécurité nationale, il est évident qu’il dispose d’un droit d’ingérence. Aux états-Unis le débat a déjà eu lieu il y a trente ans ! Il a abouti à la création du Committe on Foreign Investments in the United States qui peut bloquer tout investissement étranger au seul motif qu’il menace la « sécurité nationale », notion à géométrie variable dont aucun texte ne donne de définition précise. En cas de difficulté, c’est le président des états-Unis qui statue en dernier ressort, de façon discrétionnaire. En France, l’administration a dressé une liste des secteurs « sensibles », en y incluant les casinos ! Mais en excluant l’énergie et la pharmacie… pour qu’elle soit conforme aux textes européens. Le décret nous a placés dans la seringue bruxelloise. Peut-on, à la fois, saluer l’OPA d’Arcelor sur le canadien Dofasco (patriotisme offensif) et condamner l’OPA de Mittal sur le même Arcelor (patriotisme défensif) ? B. C. : Est-il honteux que la bonne santé de nos entreprises les amène à se développer à l’étranger, créant ainsi des emplois et favorisant la recherche ? Est-il honteux qu’Arcelor cherche à atteindre la taille critique afin, précisément, d’anticiper toute OPA hostile ? La défense d’Arcelor contre Mittal relève d’une dimension plus symbolique que stratégique. Je crois aussi que les Français n’aiment pas suffisamment leur pays. Oscillant entre la nostalgie arrogante du Grand Siècle et la tentation de la repentance, nous ne sommes guère armés pour nous projeter dans l’avenir. C’est pourquoi la mondialisation nous fait peur. L’autoflagellation n’a que trop duré. Réjouissons-nous de nos succès sans complexe. Dotons-nous des mêmes outils, des mêmes institutions et des mêmes méthodes que ceux qui réussissent. Que pensez-vous des mesures proposées par le gouvernement pour aider les entreprises à lutter contre les OPA hostiles ? B. C. : Je crois qu’il est temps que, collectivement, nous prenions conscience de ce qu’est réellement la mondialisation. La concurrence pure et parfaite n’existe pas, nous vivons plutôt dans un climat de guerre économique. Pour y répondre l’état doit faire sa révolution culturelle. Il me semble tout à fait légitime que l’état définisse le périmètre stratégique de l’économie et qu’il engage cette réflexion avec nos partenaires industriels européens. De même l’état possède une expertise, des réseaux et des compétences qu’il faut mettre au service de nos entreprises : les relations commerciales ne sont pas qu’une affaire de marchands, mais aussi une affaire de nations. Les Anglo-Saxons ont encore beaucoup à nous apprendre. La meilleure protection contre une OPA hostile n’est-elle pas une bonne valorisation boursière ? B. C. : C’est un atout parmi d’autres. La reconnaissance de la qualité du management par les actionnaires, l’entretien de leur fidélité, les outils juridiques, ne sont pas non plus superflus. Plutôt que de parler de patriotisme économique, ne vaudrait-il pas mieux invoquer l’« européanisme économique » ? B. C. : Je plaide plutôt pour un patriotisme européen. Mais j’ai également conscience que, tant que l’Union européenne sera arrimée à la seule doctrine de la concurrence de la Commission, la voix du politique, associée au patriotisme économique et au renouveau d’une vraie stratégie industrielle commune, sera difficile à faire entendre. Sous prétexte de lutter contre les monopoles, la Commission est hostile à tout effort de regroupement entre entreprises européennes. Ne devrait-elle pas assouplir ses règles de concurrence et réviser sa notion de « marché pertinent » ? B. C. : Le dogme de la concurrence de la Commission repose sur deux erreurs d’appréciation. La première erreur consiste à refuser tout monopole de fait sur le marché européen. Cette erreur me semble d’autant plus paradoxale que le champ d’investigation de la Commission s’arrête au marché communautaire, alors qu’il faut désormais appréhender la dimension mondiale des marchés. Une entreprise en situation de monopole communautaire peut très bien n’être qu’un acteur parmi d’autres d’un marché plus vaste - on parle alors de marché « domestique », notion qui a toujours existé et qui n’a jamais empêché que s’appliquent les règles de concurrence. Alors que la Commission n’a de cesse de vanter les mérites de la mondialisation des marchés, elle refuse d’appliquer ce principe aux Européens ! Enfin, la rigidité de la politique de concurrence a entraîné une atomicité des acteurs économiques européens et l’abandon de toute stratégie industrielle commune et cohérente par les états membres.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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