Bulletins de l'Ilec

Une difficile coopération internationale - Numéro 373

01/07/2006

Dans son rapport avec le droit de la concurrence, la globalisation de l’économie brise la coïncidence du territoire marchand – devenu le monde – et du territoire juridictionnel, limité à l’Etat-nation, même si certains pays appliquent leur droit de manière extraterritoriale. Dans quelle mesure les marchés pertinents considérés par les organes de la concurrence peuvent-ils s’affranchir des frontières nationales ? Un abus qui serait condamné par une autorité nationale s’il était préjudiciable aux consommateurs du pays deviendrait-il tolérable si les consommateurs étrangers étaient les seuls pénalisés ? Tout récemment encore, le droit de la concurrence ne faisait pas partie, ou très peu, des débats économiques internationaux. Les efforts visant à mettre en place des règles en la matière dans les accords internationaux n’ont jamais véritablement abouti et, exception faite de l’Union européenne, le droit de la concurrence est toujours développé et appliqué au niveau national. Pourtant, certaines pratiques privées peuvent bloquer l’entrée de concurrents ou créer un effet discriminatoire, en dépit d’un régime commercial libre-échangiste. C’est ce que les États-Unis ont tenté de faire valoir à l’OMC dans l’affaire Kodak-Fuji. Ils se sont plaints du fait que le Japon tolérait une structure de marché laissant libre cours aux pratiques anticoncurrentielles de Fuji, visant à bloquer les exportations de Kodak vers le marché japonais de pellicules photographiques. Il en va de même du différend qui a opposé le Brésil et le Canada en 1997 dans le domaine de l’aérospatiale (4). Ces affaires montrent que le libre-échange n’est pas un substitut au droit de la concurrence. Au contraire, il soulève plus que jamais le problème du contrôle des pratiques anticoncurrentielles à d’autres niveaux que national. L’enjeu est d’éviter que la politique commerciale et la politique de la concurrence ne se contredisent (5). Une des contradictions de la globalisation est la non-coïncidence entre des marchés de dimension régionale ou globale et la dimension nationale des règles de concurrence. Aucun cadre normatif ne s’applique directement aux acteurs économiques privés à l’échelon mondial, alors qu’ils échappent plus facilement au contrôle des pratiques anticoncurrentielles au niveau national, et que les politiques nationales sont généralement inefficaces pour appréhender les pratiques transfrontalières. Bien que certains documents de l’OMC, de la Cnuced ou de l’OCDE reconnaissent que les firmes multinationales posent des problèmes de concurrence qui nécessitent d’être abordés dans une perspective globale (6), la coopération internationale s’emploie à élargir l’espace de liberté des entreprises, en s’attaquant aux barrières étatiques qui limitent leur accès au marché, plus qu’à développer un cadre réglementaire qui permettrait de contrôler leurs pratiques anticoncurrentielles et la concentration économique (7). Faute, pour les États, de s’entendre sur ses principes et son contenu, peu à été fait pour mettre en place un droit supranational de la concurrence. C’est encore de vide institutionnel dont il faut parler. Certes, les États reconnaissent l’importance de la coopération. Ils font de plus en plus usage du principe de courtoisie (8), et des accords de l’OMC ont incorporé certains principes de droit de la concurrence. Quelques propositions ont été faites : la création d’une autorité antitrust responsable de faire appliquer des règles communes et harmonisées de concert avec les autorités nationales ; celle d’un « International Competition Policy Office » qui obligerait les États à prendre des mesures relatives à l’élimination des cartels commerciaux, à l’abus de position dominante sur les marchés internationaux et à des procédures d’approbation des fusions ; celle d’un « Forum international de la concurrence » ; une coopération bilatérale accrue et l’élaboration d’un accord plurilatéral, à l’OMC, sur des principes de base mis en œuvre par les autorités nationales ; et même l’utilisation du droit antitrust américain comme règle du jeu de la concurrence globalisée. Dans ce contexte, il n’est pas surprenant de voir les négociations multilatérales buter sur des problèmes quasiment insolubles, tant les institutions et les règles internationales existantes sont datées et inadaptées, à commencer par l’OMC, qui ne traite expressément ni de l’investissement ni de la concurrence. Il est désormais évident que les négociations internationales portent sur les cadres normatifs d’une intégration en profondeur, fondée sur les réseaux transnationaux, et non plus sur une intégration reposant sur les États et les flux commerciaux. Les nouveaux cadres normatifs devront répondre à double défi : d’une part, faire face aux demandes des entreprises, orientées vers plus de protection mais plus de liberté, ce qui favorise l’émergence de positions dominantes sur les marchés mondiaux et met en question l’autonomie des États ; d’autre part, prendre acte du fait que les États souhaitent attirer les investissements et améliorer leur position dans une économie globalisée, ce qui engendre des conflits et accentue les inégalités. Le problème consiste à tracer un « triangle impossible »(9), qui conjugue la liberté des marchés, la coopération internationale et la souveraineté des États. Pourtant, la diversité des droits de la concurrence, qui procède de la culture juridique et de l’histoire de chaque pays, laisse apparaître des points de convergence rendant possible l’adoption de règles à l’échelle internationale. Par ailleurs, les développements du droit de la concurrence à l’échelle multinationale, en particulier les efforts déployés à l’OMC, à la Cnuced et à l’OCDE, présentent des limites qui rendent nécessaire l’adoption de règles internationales. Les propositions qui ont été faites par les États, les organisations internationales ou les spécialistes de la question indiquent que l’adoption d’une législation multilatérale sur la concurrence est envisageable, pour autant que toutes les parties acceptent de s’y soumettre, et laissent leurs intérêts particuliers de côté. Tels sont les idées développées dans la thèse soutenue devant un jury composé, entre autres, de Louis Vogel, Jean-Bernard Blaise et Frédéric Jenny, qui ont accepté de répondre à nos questions sur ce vaste chantier. (1) « Vers un droit de la concurrence international ? », Bulletin de l’Ilec n° 324, mai 2001, p. 7. (2) « La place du droit français dans le monde global », Bulletin de l’Ilec n° 338, oct. 2002, p. 9. (3) Chareyre de Beaumont (A.), Droit de la concurrence et globalisation, université Panthéon-Assas, mai 2006, inédite, soutenue devant Jean-Bernard Blaise, Daniel Fasquelle, Frédéric Jenny, Gilbert Parleani et Louis Vogel. (4) Japon – Mesures affectant les pellicules et papiers photographiques destinés aux consommateurs, OMC, rapport du 31 mars 1998 et Brésil – Programme de financement des exportations pour les aéronefs, WT/DS46/R, Canada – Mesures visant l’exportation des aéronefs civils, WT/DS70/R, OMC, 14 avril 1999. (5) Messerlin (P. A.), « Politiques commerciales et de la concurrence », Revue économique, mai 1995, p. 719. (6) Cnuced, Rapport sur l’investissement dans le monde 2000 : Les fusions et acquisitions et le développement ; New York et Genève, 2000 ; OMC, « Le commerce et la politique de la concurrence », in Rapport annuel pour 1997, Genève, 1997, p. 51. (7) Rioux (M.), « Vers un droit mondial de la concurrence ? », Cahier de recherche 99-8, Université du Québec, décembre 1999. (8) Il existe deux formes de courtoisie : la courtoisie traditionnelle ou « négative », par laquelle un pays s’engage à ne prendre aucune mesure d’application de son droit national qui pourrait causer un préjudice à un autre pays, et la courtoisie « active » ou « positive », par laquelle un pays s’engage à prendre des mesures d’application de sa législation à la demande d’un autre pays, afin de régler une question anticoncurrentielle qui nuit aux intérêts de celui-ci. (9) L’expression est de M. Rioux.

Anne de Beaumont

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