Bulletins de l'Ilec

Réflexions sur un droit mondial des pratiques restrictives - Numéro 373

01/07/2006

Entretien avec Jean-Bernard Blaise, professeur émérite de l’université Panthéon-Assas

Assiste-t-on, comme cela est le cas pour les comportements anticoncurrentiels, à une internationalisation, voire une mondialisation, des pratiques restrictives de concurrence ? Jean-Bernard Blaise : La réponse est difficile parce que la matière des pratiques restrictives souffre de deux équivoques au moins. D’abord, un problème d’identification : que sont au juste les pratiques restrictives ? Quelle en est la liste et quel en est l’objet ? Ensuite, le problème de traitement : doit-on réserver l’appellation de pratique restrictive aux pratiques unilatérales, interdites per se, sans considération de leur incidence sur le marché ? Ou bien faut-il élargir la catégorie aux pratiques commerciales sanctionnées par le droit des ententes et des abus de position dominante, condamnées par le droit de la concurrence déloyale ou régies par le droit de la consommation ? Selon le parti que l’on adopte, les réponses pourront varier. Si l’on s’en tient aux pratiques restrictives, au sens étroit, au sens français du terme, celles visées par le code de commerce, au chapitre II du Titre IV, comme la revente à perte ou les conditions discriminatoires, la réponse semble plus évidente. Dans la mesure où les pratiques restrictives, ainsi entendues, s’inscrivent dans des relations commerciales de distribution, il est vraisemblable que, à l’image des pratiques anticoncurrentielles et des actes de concurrence déloyale, elles accompagnent le mouvement d’internationalisation des échanges commerciaux. De la sorte, il est tout à fait imaginable que ces pratiques restrictives se répandent actuellement à l’échelle des rapports internationaux. Cependant, comme en général ni les Etats, ni les organisations internationales ne répriment les pratiques restrictives de façon spécifique (à l’exception notable de la France), nous n’avons guère de moyens de les connaître. Il n’y a pas de procédures de poursuite spécifiques qui permettraient de les révéler. On ne peut donc pas apporter de réponse certaine à votre question. Comment expliquer cet état de fait ? J-B. B. : Si l’on considère les pratiques restrictives au sens étroit, évoqué à l’instant, on ne peut pas exclure que le phénomène se limite à la France et, dans une moindre mesure, à un nombre très restreint de pays. Il se pourrait, pourquoi pas, que les pratiques restrictives, telles que les réprime le code de commerce, notamment la revente à perte et les différents abus dans les relations commerciales, soient intimement liées à la réalité française des rapports commerce-industrie… Tellement liées à cette réalité structurelle bien particulière, qu’elles n’auraient aucune raison de se développer ailleurs. Dans ce cas, contrairement à l’hypothèse de l’internationalisation des pratiques restrictives, la globalisation de l’économie pourrait avoir plutôt pour conséquence la disparition à terme de l’exception française… et la disparition des pratiques restrictives. Pensez-vous que la réponse à la mondialisation des pratiques restrictives soit l’adoption d’un droit international en la matière ? J-B. B. : A supposer même que l’internationalisation de ce type de pratique soit la réalité, il ne saurait être actuellement question d’une quelconque internationalisation du droit. Pour la simple raison que la France est, à ma connaissance, le seul pays qui, d’une façon aussi importante, frappe d’une interdiction per se des comportements commerciaux qui s’inscrivent dans des rapports entre professionnels, à l’occasion d’opérations de vente ou de prestation de service. En l’absence, semble-t-il, de droits nationaux aussi développés en ce domaine que le droit français, il n’y a pas de place pour une harmonisation, ni à l’échelle européenne, ni à l’échelle mondiale. D’autant moins que les autres Etats ne semblent pas désireux d’adopter sur ce point le modèle français. Le droit allemand de la concurrence ne comporte pas d’interdiction per se des pratiques unilatérales mais, depuis les années soixante-dix, une interdiction de l’abus de dépendance économique, qui figure dans le § 26, al. 2 de la loi contre les restrictions de concurrence. En France, les auteurs de l’ordonnance du 1er décembre 1986 se sont inspirés du droit allemand lorsqu’ils ont ajouté aux pratiques anticoncurrentielles l’abus de dépendance économique. J’évoque l’abus de dépendance parce qu’à mon avis il se situe à la frontière entre les pratiques anticoncurrentielles (ententes, abus de position dominante) et les pratiques restrictives (ce que montre d’ailleurs le fait que la loi NRE ait introduit l’abus de dépendance parmi les pratiques de l’article L. 442-6, qui engagent per se la responsabilité de leur auteur). Il fut question, il y a une dizaine d’années, d’introduire en droit communautaire l’interdiction de l’abus de dépendance. La Commission avait organisé, sur ce sujet, une table ronde réunissant des représentants des autorités nationales de concurrence. La conclusion a été très claire : personne, en dehors de l’Allemagne et de la France, n’a trouvé le moindre intérêt à la sanction de ce type d’abus. S’il n’y a pas d’accord sur la sanction de l’abus de dépendance, a fortiori il ne semble pas pouvoir y en avoir sur celle des pratiques commerciales unilatérales. Pourquoi de telles pratiques ne peuvent-elles être appréhendées par chaque pays, en appliquant le droit national existant ? J-B. B. : Les autres Etats ne semblent pas soucieux de se doter d’une législation nationale propre aux pratiques restrictives. Il me semble que la raison en est assez claire. Contrairement à ce que laisse entendre l’intitulé du chapitre II, « Des pratiques restrictives de concurrence », les dispositions de ce chapitre n’ont rien de commun avec le droit de la concurrence ni avec l’économie de marché. Il s’agit plutôt de dispositions qui relèvent du dirigisme économique, de l’économie administrée, dans un domaine qui en France continue d’être réservé aux interventions de l’Etat. L’intitulé du chapitre II, qui d’ailleurs est l’œuvre non des rédacteurs de l’ordonnance de 1986, mais des codificateurs de l’an 2000, est à cet égard trompeur. Davantage qu’en France, dans la plupart des Etats on croit à la vertu du libéralisme et l’on estime que c’est uniquement par le bon fonctionnement des marchés qu’il est possible de contrôler les pratiques commerciales.On pourrait évidemment rechercher, à travers la jurisprudence française, si la mise en œuvre du chapitre II révèle l’existence de pratiques restrictives qui auraient une portée internationale. Je n’ai pas l’impression que ce soit le cas. Il faut dire que le contentieux des pratiques restrictives, alors même que nous assistons en France à une inflation des textes législatifs propres à la matière, n’est pas considérable. Mais cela mériterait une recherche. Dans les autres Etats, la lutte contre les pratiques restrictives passe généralement par le droit des pratiques anticoncurrentielles. Les pratiques de refus de vente, de discrimination, de revente à perte sont sanctionnées si elles sont le fait d’ententes ou d’entreprises en position dominante ou encore constituent un abus de dépendance économique, dans les pays qui interdisent l’abus de dépendance. Dans quelle mesure les pratiques restrictives sanctionnées au titre des pratiques anticoncurrentielles ont-elles une dimension internationale ? Ici encore cela mériterait une recherche car je ne crois pas que l’on se soit intéressé à la question. Des tentatives d’harmonisation au niveau européen existent déjà, avec par exemple la proposition de règlement européen sur la promotion des ventes dans le marché intérieur. Ce texte, déposé en 2000, n’a pas été adopté. Quelles sont pour vous les raisons de cet échec ? J-B. B. : Je ne pense pas que cette proposition de règlement ait un rapport avec une éventuelle internationalisation des pratiques restrictives. En effet, il ne faut pas se méprendre sur la portée du texte envisagé. Je remarque tout d’abord que la proposition de règlement sur la promotion des ventes ne concerne pas les pratiques restrictives dans les rapports entre professionnels, mais des pratiques commerciales dans les rapports avec les consommateurs. Il s’intéresse surtout aux procédés de promotion comme les primes, les rabais, les jeux et concours. Il est vrai que sous cet angle, la proposition envisage de supprimer l’interdiction de la revente à perte et de la remplacer par une information des consommateurs et du fabricant ayant vendu le bien. Mais même sur ce point, la proposition ne s’inscrit pas vraiment dans la problématique industrie-commerce. Elle vise plutôt à protéger le consentement du consommateur. L’on remarquera aussi que l’harmonisation de la promotion des ventes a pour but la réalisation du marché intérieur par la suppression des obstacles aux échanges, notamment la suppression des obstacles jugés disproportionnés et des disparités entre les législations nationales. Elle n’est pas motivée par un souci de lutter contre un « fléau international ». Enfin, il faut souligner que les actions promotionnelles des grands producteurs, y compris par l’intermédiaire de leurs réseaux de vente, ne prennent jamais (ou très rarement) une dimension européenne, mais conservent jusqu’à présent une dimension nationale. C’est peut-être pourquoi la Commission a mis la proposition en sommeil. A ma connaissance, elle ne fait pas partie de l’ensemble de projets qui ont été officiellement retirés par la Commission Barroso en septembre 2005, mais la procédure d’adoption est interrompue depuis un avis du Comité économique et social de mai 2002, peut-être justement pour cause de subsidiarité. La réglementation de la promotion des ventes relèverait plutôt de la compétence nationale. C’était d’ailleurs le sens profond du célèbre arrêt Keck et Mithouard de novembre 1993, rendu justement à propos de la législation française sur la revente à perte. En revanche, la directive sur les pratiques déloyales à l’égard des consommateurs, qui interdit les pratiques commerciales trompeuses ou agressives, a été adoptée en mai 2005. Le comité du droit de la concurrence de l’OCDE s’est montré, dans un rapport récent (1), fermement opposé à l’interdiction de la revente à perte. L’intervention de cette organisation sur un sujet qui relève du droit des pratiques restrictives ne démontre-t-elle pas l’existence de réflexions qui aboutiront peut-être, sinon à l’adoption d’un droit international des pratiques restrictives, du moins à une harmonisation en la matière ? J-B. B. : Cela confirme ce que je disais plus haut : personne aujourd’hui ne veut entendre parler d’une interdiction per se de la revente à perte, qui marquerait le retour à une économie administrée. Si un droit international ou une harmonisation mondiale a un jour une chance de voir le jour, ce sera dans le domaine du droit des pratiques anticoncurrentielles, c’est à dire de l’interdiction des ententes et des abus de position dominante, et non dans celui des pratiques restrictives, considérées en tant que telles. Les pratiques restrictives se différencient des pratiques anticoncurrentielles en ce qu’elles n’affectent pas le marché, mais les concurrents ou les partenaires commerciaux. L’adoption de règles internationales en la matière ne risque-t-elle pas d’instaurer un cadre réglementaire contraignant là où la liberté devrait primer ? J-B. B. : Oui, c’est bien ce que je pense. C’est bien pourquoi il n’y aura pas avant longtemps de règles internationales consacrées aux pratiques restrictives, stricto sensu. Si certaines pratiques sont un jour réglementées au plan international, ce sera à mon avis par le biais du droit des ententes et des abus de position dominante, si vous préférez, le droit antitrust, et peut-être aussi par le biais de la protection des consommateurs. Quels sont selon vous les principaux obstacles à l’existence d’un droit mondial en matière de concurrence ? J-B. B. : C’est en réalité une autre question, qui concerne, je présume, le droit de la concurrence en général et non le droit des pratiques restrictives. Je pense que l’obstacle est dans l’objet du doit de la concurrence et dans ses sanctions. Si l’on considère les grandes avancées du droit économique international, on constate qu’elles se sont faites parce que la volonté des Etats était soutenue ou même poussée par les entreprises. La libération des échanges, les grandes conventions internationales en matière de vente, de transport, de propriété industrielle, ont réussi parce qu’elles correspondaient aussi à l’intérêt des entreprises actives dans le commerce international. En revanche, on peut douter que les entreprises aient un intérêt direct (mais peut-être qu’elles se trompent) à la mise en place d’un système international de répression des pratiques anticoncurrentielles. Quant aux Etats, malgré des déclarations de principe, ils se montreront sans doute longtemps réticents à l’internationalisation, en raison de l’abandon de souveraineté que représente la reconnaissance de procédures et de sanctions internationales, sans même parler d’une autorité internationale de la concurrence. Le cas de l’Europe est différent, car le droit de la concurrence était pour les entreprises le prix à payer pour obtenir la création du marché commun. Et encore pourra-t-on remarquer que la Communauté n’a pas pu ou voulu se doter d’un office européen des cartels. A l’exception de quelques grandes affaires, la sanction reste confiée aux autorités nationales et le principe dominant est celui de l’autonomie procédurale. (1) cf. article p.10

Propos recueillis par Anne de Beaumont et Jean Watin-Augouard

Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur notre site. Si vous continuez à l'utiliser, nous considérerons que vous acceptez l'utilisation des cookies.