Bulletins de l'Ilec

La guerre pour l’information - Numéro 381

01/06/2007

Longtemps préfet de région, directeur de la DST, secrétaire général adjoint de la défense nationale, Rémy Pautrat se définit d’abord comme un homme de terrain, en contact avec beaucoup de chefs d’entreprise. Comment définir l’intelligence économique ? La définition qu’il juge la meilleure, parce qu’elle réunit les dimensions défensives et offensives, lui fut donnée par Luc Doublet, patron d’une entreprise lilloise numéro un mondial du drapeau et de l’oriflamme : « Tous les matins, quand je me réveille, je me demande : qui veut la mort de mon entreprise, où se trouve-t-il et comment va-t-il opérer ? » C’est en détectant les signaux faibles sur les marchés, les concurrents, les technologies, que les entreprises se « condamnent » à s’adapter, évitant ainsi le risque d’une disparition. « Bon nombre d’entreprises disparaissent faute d’une capacité d’anticipation, faute d’avoir pu intégrer, à un moment donné, des informations cruciales et pourtant disponibles », regrette Rémy Pautrat. Tout aussi préoccupant, les grands décideurs politiques sont peu sensibilisés à ces questions, n’ayant pas tout à fait compris les enjeux, ni pris la mesure du changement. Il est pourtant attesté par quelques chiffres significatifs : les échanges internationaux ont été multipliés par quatre en quarante ans, une journée de travail sur deux leur est consacrée et deux entreprises sur trois travaillent pour l’exportation. Le commerce extérieur représente 27 % de la richesse nationale, au lieu de 6 % au début des années 1960. « Nous sommes passés de la compétition à l’hypercompétition ou mondialisation : l’ère de la guerre économique avec ses munitions (l’information), ses rumeurs, désinformations, propagandes, espionnages, et ses victimes, entreprises qui disparaissent, pertes d’emplois, marques contrefaites… et les BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine) se posent en redoutables concurrents », souligne Rémy Pautrat. Savoir pour prévoir, afin de pourvoir Une deuxième mutation majeure est le passage de la société de l’information à la guerre de l’information. « Matière première stratégique, l’information permet à l’entreprise de gagner des parts de marché et d’anticiper. L’information, c’est la première munition de la guerre économique. On se bat pour, par et contre l’information, au cœur du système. La guerre est une guerre cognitive, une guerre pour la connaissance. » Reste que, pour des raisons culturelles, l’appareil d’Etat n’est pas en France suffisamment mobilisé, comme l’est la CIA, au service des entreprises. « Il n’existe pas, au niveau tant de l’entreprise que de l’Etat, de gestion stratégique de l’information. Si on fait de l’intelligence économique et de la sécurité économique, il n’y a pas pour autant de grande politique nationale de sécurité économique. » Autre maillon faible : la connaissance n’est pas, en France, partagée, mutualisée. C’est une des dimensions qui manquent à nos pôles de compétitivité, où les différents acteurs, grands groupes, PME-PMI, centres de recherche… devraient pouvoir échanger et partager leurs connaissances. « Or les PME-PMI se referment sur elles-mêmes et partagent peu leurs informations, de peur de disparaître, et les grands groupes font peu de cas des PME. » Comment créer un espace de confiance, un dénominateur commun pour innover et coproduire de la richesse ? « Nos voisins européens et nord-américains ont tous créé des partenariats public-privé de gestion de l’information. En France, l’information est un enjeu de pouvoir, or la vraie valeur ajoutée réside dans l’information qui circule et non dans celle qui demeure cachée. Notre pays se caractérise également par une faible culture de sécurité, de lobbying, d’intelligence juridique. » La France n’est qu’au vingt-deuxième rang mondial dans le domaine des technologies de l’information et de la communication (TIC). Si, en matière d’information scientifique, technologique et économique (ISTE), la France est le troisième pays au monde par la qualité de la production, elle n’est qu’au douzième rang en termes d’utilisation de cette matière première. « Nous sommes dans la situation d’un pays sous-développé : nous avons la matière première, mais nous sommes obligés de l’exporter pour l’exploiter utilement. » Stratégie en trois volets Mauvaise appréciation des menaces, stratégie inadaptée, risque de dépendance, nulle doute que nous avons un besoin urgent de changer les cultures et les pratiques. « Ce n’est qu’en 1993 qu’Henri Martre a lancé la première fusée rouge, dix ans avant le rapport Carayon », rappelle Rémy Pautrat. « La nomination d’Alain Juillet au poste de haut responsable à l’intelligence économique – rattaché non pas au Premier ministre comme cela était souhaitable, mais au secrétaire général de la Défense nationale – change les choses, mais il y a encore du chemin à faire, chacun voulant conserver son pré carré. » Rémy Pautrat demeure néanmoins optimiste, pour peu qu’une véritable stratégie soit adoptée, avec plusieurs volets : « une stratégie pour l’entreprise, en démontrant aux PME-PMI que leur survie dépend de la gestion de l’information stratégique ; une stratégie pour l’Etat et l’administration, qui doivent entrer dans l’économie de la connaissance, anticiper et redonner le goût de la prospective. L’Etat doit être stratège et partenaire des entreprises, comme aux Etats-Unis, où depuis plus de vingt ans une administration fédérale, la SBA (Small Business Administration) est entièrement vouée aux PME-PMI. Enfin, il faut une stratégie pour les territoires, substances productives de notre pays, véritable réponse à la mondialisation, seule dimension de notre souveraineté qui ne soit pas encore entamée : ouvrir les territoires, miser sur la qualité des hommes et des produits, et jouer la carte de la solidarité, le partage de l’information, la mutualisation des moyens ». Points d’ancrage de l’intelligence économique ? Formation, solidarité et territorialisation.

Jean Watin-Augouard

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