Bulletins de l'Ilec

Un modèle français - Numéro 381

01/06/2007

Entretien avec Alain Juillet, haut responsable chargé de l’intelligence économique (secrétariat général de la Défense nationale)

En décembre 2003, vous êtes nommé haut responsable à l’intelligence économique. Près de quatre ans plus tard, pouvez-vous dresser un premier bilan ? Alain Juillet : Un premier bilan vient d’être établi à l’occasion de l’élection présidentielle et du changement de premier ministre, afin de préparer les prochaines étapes. Premier point fort : la sensibilisation des Français à l’intelligence économique est aujourd’hui effective, grâce à l’effort de tous les acteurs. Mais il faut bien sûr continuer à la faire entrer dans les mœurs. Deuxième point fort : un référentiel de formation a été mis en place, ainsi que les bases de formations initiales et continues pour les gens du privé et du public, avec le soutien des chambres de commerce, les écoles, etc. Par ailleurs, les métiers de l’intelligence économique ont été définis. Troisième axe : les secteurs stratégiques et les entreprises concernées ont été identifiés sur le plan de la défense et de la sécurité, afin de mieux connaître le tissu industriel stratégique et pouvoir l’accompagner. La Fépié (Fédération professionnelle de l’intelligence économique, www.fepie.com) se met en place dans son rôle fédérateur. Elle doit être légitime et représentative, dans son dialogue avec les pouvoirs publics. On peut également citer, au compte du bilan, le décret sur les investissements étrangers, qui instaure un dialogue dans le cadre des prises de contrôle d’entreprises françaises par des étrangers. Loin de dire que tout est parfait, on peut néanmoins souligner qu’un grand pas a été franchi depuis le début de 2004, grâce à la mobilisation de tous. Quelles étaient alors vos ambitions ? Vous a-t-on donné les moyens et l’autorité de les atteindre ? A. J. : Dans un premier temps, nous avons piloté à vue, à partir de quelques idées fortes, issues des idées d’Henri Martre, de Bernard Esambert et du rapport de Bernard Carayon, qui ne demandaient pas beaucoup de moyens. La clé a été trouvée dans le travail interministériel, avec l’appui des différents ministères, qui ont tous joué le jeu. Vous rattacher au secrétariat général de la Défense nationale et non au Premier ministre, n’est-ce pas limiter votre pouvoir ? A. J. : Le secrétariat général fait partie des services du Premier ministre. Si je relevais directement du Premier ministre, j’aurais davantage de problèmes à régler sur le plan administratif et logistique. La réalité, c’est que l’intelligence économique devant être traitée en interministériel, elle ne pouvait relever d’un seul ministère, même régalien. Aujourd’hui la situation évolue, car certains ministères prennent de plus en plus de responsabilités et les champs d’action se redéfinissent. L’intelligence économique se confond-elle avec le patriotisme économique ? A. J. : Ce sont deux choses différentes. L’intelligence économique, c’est, grâce à des outils et à une méthode, la maîtrise et la protection de l’information stratégique utile pour tous les décideurs. Le patriotisme économique est un concept purement intellectuel qui entend privilégier les entreprises françaises ou européennes. Il est normal de tout faire pour que nos entreprises puissent se battre à armes égales face à la concurrence, si elles sont performantes et compétitives. En revanche, le faire exclusivement au prétexte qu’elles sont françaises, ce serait de l’aveuglement. Le rôle d’Oséo, à l’exemple de la SBA américaine ou des business links anglais, ne doit-il pas être renforcé, afin qu’il puisse garantir des crédits destinés à financer des programmes d’intelligence économique, comme le recommande le rapport du Conseil économique et social de septembre 2006, Intelligence économique, risques financiers et stratégie des entreprises ? A. J. : Bien sûr, mais Oséo, fusion de l’Anvar et de la BDPME, n’est pas le seul acteur. Un des problèmes majeurs de nos entreprises est le manque de financement de l’accompagnement. Grâce à la création d’Oséo, le démarrage des entreprises a été facilité, mais c’est au bout d’un ou deux ans que les problèmes de financement surgissent. La France souffre d’une insuffisance criante de fonds de développement, que le programme France Investissement, lancé cette année, devrait contribuer à réduire. La création d’un organisme du type Advocacy Center à la française, qui mettrait les moyens et l’autorité du gouvernement au service des entreprises, afin de les aider à gagner des contrats à l’étranger, est-elle envisageable ? A. J. : Oui, c’est possible. La première étape, qui est en cours, passe par la centralisation de toutes les informations disponibles dans les administrations. Des efforts ont déjà été entrepris, tel le portail d’Ubi France, mais il faut impérativement que les entreprises puissent, très vite, disposer facilement des masses d’informations existant un peu partout dans l’Etat. Dans un deuxième temps, on peut imaginer un organisme semblable au modèle américain. L’intelligence territoriale est l’un de vos autres grands axes de développement : où en est-on dans le maillage des réseaux en région ? A. J. : Mise au point par le ministère de l’Intérieur, mise en place par les préfectures de région, les services de renseignements DST, RG et les instituts spécialisés (INHES et IERSE), l’intelligence territoriale fait partie des réussites à mettre en exergue. Dans chaque région, un comité d’intelligence économique est au service du préfet de région. L’intelligence territoriale singularise le modèle français d’intelligence économique, qui séduit d’autres pays. Les pôles de compétitivité répondent-ils à leurs missions ? A. J. : Ils sont une formidable réussite, mais, rançon du succès, le nombre important (soixante-sept) de pôles à gérer a rendu complexe la mise au point du modèle. Un pôle ne doit pas être seulement perçu comme une pompe à subvention. C’est d’abord un pôle d’échange entre des partenaires, avec la mise en commun de certains moyens pour des actions spécifiques. C’est aussi une exigence de sécurité, avec la mise en place de systèmes de contrôle et de protection. Les pôles sont incontournables dans la mise en place d’une politique de maillage territorial. Aujourd’hui, le concept d’intelligence économique est encore virtuel pour 95 % des entreprises de moins de vingt salariés. Comment changer les mentalités ? A. J. : Le seul moyen de changer les mentalités est l’expérience. Depuis trois ans, nous avons expliqué l’intelligence économique. Aujourd’hui, une deuxième étape s’ouvre, celle du passage de la théorie à la pratique. Les trois prochaines années doivent être orientées vers les PME, pour leur montrer que l’intelligence économique n’est pas un concept fumeux. Nous mettons en place de l’information destinée aux PME-PMI, élaborée par des patrons de ce type d’entreprises ayant gagné grâce à l’intelligence économique. L’exemple est formateur. Soulignons que les entreprises de produits de grande consommation et la grande distribution sont bien armées, car elles pratiquent depuis longtemps des méthodes proches de l’intelligence économique (marketing personnalisé), pour connaître et maîtriser un environnement mouvant. Grâce aux nouvelles technologies, ces entreprises changent de cap quant à la connaissance de leurs consommateurs, qui ne se chiffrent plus par millions mais par dizaines voire par centaines de millions. Le marché devient mondial, la désinformation également. L’intelligence économique sera au XXIe siècle ce que le marketing fut au XXe. La définition d’un poste de responsable de l’intelligence économique, rattaché au chef d’entreprise, paraît souhaitable dans les PME. Mais ne surexpose-t-elle pas son titulaire à des tentatives de débauchage ou de corruption ? Son existence dans l’organigramme est-elle nécessairement confidentielle ? A. J. : La pratique de l’intelligence économique suppose le respect de règles strictes qui relèvent de l’éthique. Elle suppose également de n’être ni naïf ni paranoïaque, dans l’analyse et la vision du monde. Nous entrons dans un monde concurrentiel comme nous n’en avons jamais connu, où la connaissance est devenue l’arme de la victoire et la désinformation un moyen courant de déstabilisation de l’autre. Le responsable doit le savoir, et ne pas tomber dans les pièges que ne manqueront pas de lui tendre certains de ses concurrents. Qu’il soit officiellement responsable ou pas ne changera pas grand-chose. La multiplication des sociétés de conseil en intelligence économique doit-elle s’accompagner d’une charte éthique ? Faut-il une labellisation des cursus et des organismes formateurs, comme le recommande le CES ? A. J. : Oui, absolument, et la Fépié a un rôle à jouer pour faire respecter, au niveau national, un certain nombre de règles éthiques, loin de tout far west et autres barbouzeries. La moindre dérive de l’un des acteurs est catastrophique pour la profession. La labellisation diplômante doit être donnée par l’Education nationale, et la formation certifiée par des professionnels reconnus et expérimentés. Notre référentiel est aujourd’hui suivi par la majorité des formations, et je constate que nos experts sont de plus en plus qualifiés. L’intelligence économique ne doit-elle pas être enseignée dans les écoles dès le secondaire ? A. J. : Pour rendre la France compétitive, il ne serait pas inopportun de sensibiliser les jeunes gens très tôt, par des modules dans le secondaire : leur faire comprendre que ce sont les meilleurs qui gagnent, créer un état d’esprit innovant apte à affronter la compétition mondiale. Qu’est-ce que l’intelligence économique, si ce n’est une ouverture intelligente sur le monde extérieur ? La stratégie de Lisbonne s’est donné pour objectif de faire de l’Union européenne l’économie de la connaissance la plus compétitive du monde en 2010. Un vœu pieux ? A. J. : La stratégie de Lisbonne a mis en valeur le rôle fondamental de l’information dans la compétition mondiale. Malheur à celui qui ne la détient pas. Reste la transcription dans la pratique. Même si le niveau d’investissement européen est très en retard par rapport à celui d’autres grandes puissances, l’Europe a fait depuis beaucoup de progrès. Chacun a pris conscience que nous sommes entrés dans un autre monde, non plus celui organisé par le seul jeu de l’offre et de la demande, mais celui fondé sur l’économie de la connaissance, qui crée un nouveau type d’avantage concurrentiel. La France, qui l’a compris, s’est mobilisée et va à marche forcée pour rattraper son retard. La meilleure preuve en est que notre approche commence à servir de référence à d’autres pays.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur notre site. Si vous continuez à l'utiliser, nous considérerons que vous acceptez l'utilisation des cookies.