Bulletins de l'Ilec

Réguler sans freiner - Numéro 382

01/07/2007

Entretien avec Jean-Hervé Lorenzi, professeur d’économie à l’université Paris Dauphine et président du Cercle des économistes.

Directeur de la thèse de Maximilien Nayaradou sur la publicité et la croissance économique, Jean-Hervé Lorenzi évoque la démarche qui a guidé cette recherche, et revient sur les enseignement en termes politico-économiques qui en résultent. La liberté d’accès aux médias y paraît essentielle. Quel a été votre rôle en tant que directeur de thèse ? Jean-Hervé Lorenzi : J’ai fait entrer Maximilien Nayaradou dans l’équipe de recherche que je dirige sur l’étude des liens entre innovation, investissements immatériels et croissance. Dans cette équipe, nous avons développé le concept d’efficacité productive : il s’agit d’un rapport entre les performances en matière de croissance du PIB et le taux d’investissement matériel effectué pour atteindre ces performances. Evidemment, cet indicateur est fortement corrélé avec la croissance. L’efficacité productive permet de déterminer si les investissements matériels sont utilisés de manière optimale. Par exemple, un pays comme l’Australie a un taux d’investissement faible et une croissance économique élevée. On peut dire qu’elle a une efficacité productive forte. C’est-à-dire que ses investissements matériels sont utilisés de manière efficace en termes de croissance. Au contraire, le Japon a une croissance faible et un taux d’investissement fort. Les investissements matériels sont ici utilisés de manière peu efficace en termes de croissance. L’idée est donc que les investissements immatériels permettent d’expliquer ces différences d’efficacité productive. Cette hypothèse avait été vérifiée dans des travaux précédents en ce qui concerne la R&D des entreprises privées et l’enseignement supérieur… Il fallait examiner le cas de l’investissement publicitaire. C’est ce qu’a fait Maximilien Nayaradou. Comment expliquez-vous qu’une telle recherche n’ait été menée nulle part auparavant ? J.-H. L. : Les économistes orthodoxes considèrent que la croissance économique s’explique par des variables d’offre : l’investissement matériel, l’offre de travail… Le rôle de la demande est trop souvent négligé. Accepter que la publicité soit un facteur de croissance serait admettre que la demande joue un grand rôle, plus précisément, que l’un des effets de la publicité sur cette croissance est l’augmentation de la propension à consommer. Ce qui a été empiriquement vérifié dans la thèse de Maximilien Nayaradou. Quant aux économistes keynésiens, s’ils acceptent le rôle fondamental de la demande dans la croissance, ils ne sont pas particulièrement publiphiles. Ils considèrent la publicité comme une variable secondaire. Ils préfèrent souligner l’importance de la croissance du revenu consacré à la consommation, d’une structure de consommation faisant une grande part aux nouveaux produits… En fait, la plupart des économistes, hétérodoxes ou orthodoxes, considèrent la publicité comme les « faux frais du capital », selon l’expression de Marx. Ils ont des préjugés sur un investissement immatériel qu’ils considèrent comme mineur. Que penser de l’efficacité macroéconomique de la publicité, selon les pays ? J.-H. L. : Maximilien Nayaradou apporte deux éléments majeurs. Tout d’abord, il montre que plus la part d’investissement publicitaire – qu’il soit total, médias ou hors médias – dans le PIB est élevée, plus l’efficacité productive est forte. Je tiens à souligner que ces résultats empiriques sont plus fiables en matière d’investissement immatériel publicitaire médias que ceux validant l’impact de l’innovation ou de la R&D privée. En effet, même s’il y a un consensus théorique sur l’impact positif de l’innovation et de la R&D, les études n’arrivent pas à trouver de corrélations empiriques réellement satisfaisantes, à cause d’un contre-exemple de taille : le Japon. Ainsi, il y a plus d’éléments empiriques validant le fait que les investissements publicitaires dans les médias ont un impact sur la croissance que d’éléments validant le rôle de l’innovation et de la R&D privée, car en matière d’investissement publicitaire médias, il n’existe pas de contre-exemple : aucun pays ayant peu d’investissements publicitaires médias n’atteint une efficacité productive élevée, et tous les pays ayant un faible montant d’investissement publicitaire médias connaissent un faible niveau d’efficacité productive. En matière théorique, Maximilien Nayaradou considère que les investissements publicitaires élèvent l’efficacité productive, car ils permettent d’augmenter le taux d’utilisation des capacités de production de l’économie. En effet, si un pays comme l’Australie obtient un tel niveau de croissance avec un si faible montant d’investissement matériel, c’est parce que ce pays utilise mieux ses investissements matériels, grâce aux investissements immatériels. Une économie qui recourt massivement à la publicité fait tourner à plein régime ses capacités de production, elle rentabilise mieux ses investissements matériels. Cette croissance plus importante à court terme incite les entreprises à investir à long terme, et contribue au fait que l’économie s’inscrive dans un cercle vertueux. Au contraire, dans un pays comme le Japon, qui recourt peu à l’investissement publicitaire, des capacités de production sont laissées oisives. Les investissements matériels ne sont pas mis en valeur de manière optimale. La croissance est faible. Les investissements publicitaires sont donc une condition très importante de la mise en valeur des investissements matériels dans l’économie postindustrielle. C’est l’un des principaux apports théoriques de la thèse de Maximilien Nayaradou. La thèse montre l’existence d’une corrélation entre publicité et innovation, deux formes d’investissement immatériel : comment se combinent-elles ? J.-H. L. : L’idée est simple. La publicité est un facteur qui permet l’augmentation de la consommation, en particulier de la consommation de nouveaux produits. La logique est claire : plus une entreprise utilise la publicité, plus elle rentabilise les investissements qu’elle a mis en œuvre pour produire cette innovation, ce qui favorise l’utilisation des investissements pour diffuser l’innovation. Tout cela permet à l’entreprise de rentabiliser les investissements coûteux en R&D qu’elle a dû consentir pour mettre sur le marché ses nouveaux produits. L’investissement publicitaire est donc une des conditions fondamentales de la réussite de la mise en marché de nouveaux produits. On ne peut pas comprendre la réussite et l’échec de produits innovants si l’on n’étudie pas les conditions de mise en marché de ces produits. Investir uniquement dans la R&D et l’innovation est insuffisant, il faut aussi investir dans la publicité pour diffuser l’innovation et rentabiliser la R&D. C’est cette combinaison qui est facteur de croissance. Dans une étude plus spécifique, contenue dans la thèse et menée sur l’industrie française, Maximilien Nayaradou montre que ce sont les secteurs qui font simultanément plus d’innovation, plus de R&D et plus de publicité qui croissent le plus rapidement, plus vite que les secteurs qui font uniquement beaucoup plus d’innovation et de R&D, ou beaucoup plus de publicité que la moyenne. Là encore il s’agit d’un résultat nouveau. Quelles conclusions et quelles actions pourraient ou devraient, de votre point de vue, en tirer les pouvoirs publics ? J.-H. L. : Il a fallu longtemps aux pouvoirs publics pour prendre conscience de l’importance clé, dans la croissance de l’économie, de l’innovation et de la R&D. Cela commence à se traduire par des actions volontaristes telles que la mise en place des pôles de compétitivité. En ce qui concerne les investissements publicitaires, nous ne sommes qu’au début d’un processus qui sera sûrement long. Au vu des résultats empiriques actuels, nous pouvons affirmer que la décision publique en matière de réglementation doit prendre en compte les effets économiques bénéfiques de la publicité sur la croissance. Avant de décider de réduire l’espace publicitaire disponible à la télévision, il faut réfléchir au fait que cette décision limite l’efficacité économique de l’investissement publicitaire là où il est le plus empiriquement prouvé. Cela concerne au premier chef la télévision. Certes, les décisions publiques ne peuvent se contenter de prendre en compte exclusivement leurs conséquences économiques, mais aujourd’hui celles-ci ne sont pas assez prises en compte. Les décisions qui visent à réduire l’espace publicitaire ont pour but de rendre les chaînes télévisées (en particulier publiques) moins dépendantes de la logique d’audience et du type de programme que cette logique induit (le triptyque sport, variétés, jeux). Une politique ayant pour but de concilier qualité des programmes et efficacité économique préférerait une augmentation des quotas d’émissions culturelles ou d’œuvres françaises à une réduction de l’espace publicitaire. D’une manière générale, il faut encourager toutes les politiques publiques qui visent au développement des médias, par exemple la TNT. Au niveau sectoriel, à l’exception des préoccupations de santé publique, il faut être prudent dans l’interdiction faite à un secteur d’accéder à un média. Non seulement cela nuit au développement de ce secteur, mais en plus cela constitue un manque à gagner pour le financement des médias. Le développement comparativement plus faible des médias dans notre pays est largement dû au grand nombre de secteurs interdits d’accès aux médias jusqu’à une période très récente. Cela a limité les recettes publicitaires des médias, donc leur expansion. Les décideurs économiques doivent comprendre que des réglementations limitant la possibilité, pour les entreprises, de faire de la publicité à un coût raisonnable, par la raréfaction de l’espace publicitaire peuvent avoir un coût élevé en termes de croissance, dans des économies où les investissements immatériels deviennent des sources de croissance forte. Comment résumeriez-vous les principaux enjeux économiques pour la France dans les années à venir ? J.-H. L. : Le principal enjeu pour la France est celui de son retard en matière de potentialité technologique et d’innovation. Le sous-investissement y est chronique. Il est dû à la fois à des politiques qui n’ont jamais réellement fait leur priorité de l’innovation et du besoin des entreprises. Les économistes ont longtemps cru que l’innovation émergeait spontanément. Parce que la demande de nouveaux produits est en partie produite par l’investissement spécifique qu’est la publicité, les entreprises ont commencé à consacrer une partie de leurs ressources à la production de la demande de nouveaux produits, et les pouvoirs publics ont enfin compris qu’ils devaient affecter des ressources rares au financement de la R&D, en particulier à la R&D appliquée. © UDA

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