Bulletins de l'Ilec

Responsabiliser pour émanciper - Numéro 383

01/09/2007

Entretien avec Robert Rochefort, directeur du Credoc

Dans votre dernier ouvrage (1), vous parlez de société « consommatoire » ? De quoi s’agit-il ? Robert Rochefort : Il s’agit d’une société où les mécanismes de la société de consommation s’appliquent, par décalque, à des sujets qui n’ont a priori aucun rapport avec la consommation. C’est une dérive que l’on observe dans l’univers politique comme dans celui des services publics : on souhaiterait que le maire accorde des prestations au même titre que le guichet EDF. La société consommatoire fonctionne par mimétisme sur le mode de régulation de la consommation. Majoritaire, la société de consommation peut devenir hégémonique, comme aux Etats-Unis où, exemple de dérive, jusqu’à la religion est traitée sous l’angle de la consommation. L’avènement de la société consommatoire est un phénomène de long terme. On peut néanmoins observer quelques étapes qui la singularisent, par exemple le site Meetic, grâce auquel il est possible de rencontrer l’âme sœur selon une logique consommatoire. Quelles sont les limites à la marchandisation ? R. R. : Elles sont ontologiques. Si nous pensons que l’homme est une marchandise, alors il n’y a pas de limite. Si l’homme est autre chose qu’une simple marchandise, alors les limites sont à marquer. Prenons le cas de la fraternité, avec laquelle nous pouvons définir l’homme : elle est parfois contradictoire avec la marchandisation, quand le corps humain devient un objet de vente. Les limites à la marchandisation portent également sur les mots : peut-on parler de valeur au sujet des marques, n’est-ce pas déplacé ? Les marques peuvent être porteuses d’un imaginaire, en aucun cas de fraternité, qui est une valeur. Il ne revient pas à la marque de dire le bien et le mal. La consommation ne doit pas utiliser des concepts qui ne relèvent pas de la logique marchande. Les acteurs économiques devraient être plus que jamais conscients des confusions et des dérives. Or ils ne le sont pas. L’éthique fait cruellement défaut au sein des entreprises. Y a-t-il lieu de « responsabiliser le consommateur » plus que par le passé ? Quels sont les enjeux d’une éducation à la consommation ? R. R. : La responsabilisation s’ajoute à trois autres « r » (2) qui résument selon moi les moyens de comprendre et de satisfaire le consommateur d’aujourd’hui. Il faut combattre l’idée reçue selon laquelle, étant nés à l’ère de la consommation, voire de l’hyperconsommation, nous n’aurions pas besoin, surtout les jeunes, d’être éduqués dans ce domaine. Nous ne sommes de bons agents, sur le plan économique et dans la cité, que lorsque nous savons comprendre les codes de la consommation, ceux de la publicité par exemple. Or rien n’est fait aujourd’hui pour favoriser cette compréhension. La consommation est une structure « molle », alors que les valeurs sont des structures « dures ». Elle occupe le vide, et d’autant plus facilement que les autres champs de la société sont faibles. Elle n’est pas toujours la bonne réponse, mais nous ne voyons plus le vide faussement comblé par elle. Il faut être éduqué non seulement à la consommation, mais aussi aux valeurs. Avoir des consommateurs mieux formés signifie avoir des hommes et des femmes qui maîtrisent un peu mieux leur vie, qui sont des acteurs réactifs et responsables. Vous demandez à l’Education nationale d’assumer cette mission, mais n’existe-t-elle pas déjà (circulaire de décembre 1990, programmes d’instruction civique, « vie sociale et professionnelle » dans le cursus des CAP depuis 2002…) ? R. R. : L’école ne cesse de recevoir des injonctions contradictoires. Tous les ans, elle se transforme en vaste auberge espagnole. Certaines bonnes résolutions se perdent dans les oubliettes de l’histoire. A cette raison « administrative », ajoutons une raison plus politique : éduquer à la consommation n’est pas considéré comme fondamental. Or la nécessité de le faire se retrouve partout, comme l’attestent aujourd’hui le débat sur l’éducation nutritionnelle et les enjeux du PNSS, qui ne peuvent faire l’impasse sur les questions de consommation. Il en est de même du développement durable, qu’on ne peut analyser sans parler de consommation. Avec quels éducateurs ? R. R. : La formation doit mobiliser tous les acteurs, non seulement l’école mais aussi la famille, les médias, les écoles de commerce, l’INC et sa pédagothèque très fournie, des responsables d’entreprise… Il ne faut pas former à la consommation avec des a priori idéologiques. Aujourd’hui, cette précaution n’est pas assurée, compte tenu de l’état d’esprit des enseignants, très critique à l’égard de la consommation. Comment un message éducatif utile peut-il être entendu dans le bruit informationnel ambiant, autrement que par une forme de contrainte ? Avec les jeunes scolarisés, les programmes scolaires peuvent fournir ce cadre pédagogique, mais auprès de citoyens adultes ? R. R. : Comme la consommation se veut en permanence ludique, accessible sans effort, la formation doit être une contrainte. Mais elle ne doit pas être subie, au risque d’être rejetée. Deux dimensions sont fondamentales dans la formation et la transmission des valeurs : l’effort et l’exemplarité. Pour les adultes, je propose une idée iconoclaste : les former dans les entreprises, surtout celles de l’univers des produits de grande consommation. Les problèmes de consommation (litiges) résultent-ils de la crise de l’éducation ou de l’extension de l’échange marchand à toutes les dimensions de l’existence ? R. R. : Ils résultent principalement de la judiciarisation, et d’une conflictualité permanente de la société. A force de trop flatter le client, le marketing rend le client perpétuellement insatisfait, donc enclin au litige, au recours contentieux. Dans notre société hyperindividualiste, l’individu pense qu’il n’est pas respecté si la moindre promesse n’est pas ou mal tenue. Vous évoquez une probable multiplication des interdits pour les producteurs. Va-t-on vers une multiplication des interdits pour les consommateurs ? R. R. : Parce que la consommation est envahissante et en raison du principe de précaution, il est évident que nous sommes dans une situation schizophrénique, avec des énoncés de règles prescriptives très rigoureuses et le risque de désigner des boucs émissaires partout. Le consommer politiquement correct va s’imposer, en particulier selon des critères écologiques. Situation pour le moins paradoxale, la société de consommation va devenir une société de contrôle, plus encadrée, faite de multiples interdits portant sur les actes de consommation eux-mêmes ! A terme, c’est un échec de la responsabilisation. La participation active du consommateur est de plus en plus sollicitée, tant par le marketing (« conception assistée par collaborateur et consommateur »…) que par le politique (consommation responsable)… Le consommateur ne va-t-il pas finir par concevoir une forme de lassitude ? R. R. : La coproduction est aujourd’hui très à la mode et je la mentionnais déjà en 1997 dans mon livre le Consommateur-entrepreneur. Elle est active grâce à Internet, à la logique de tribu et de forum, mais elle est aussi à la mode selon une logique de citoyenneté, dans les entreprises mutualistes ou coopératives. Les consommateurs vont s’en lasser. Si les tests consommateurs sont toujours pertinents, les grandes inventions ne sont pas le fait des consommateurs. Ce n’est pas l’automobiliste d’aujourd’hui qui va inventer la voiture de demain, même si ses recommandations demeurent utiles. Les démocraties occidentales ont connu, il y a cent ans, l’ère des grandes mobilisations des classes de producteurs. Entrons-nous dans l’ère du consumérisme révolutionnaire, de la mobilisation infinie des masses consommatrices ? La « consocratie », mythe ou réalité ? R. R. : C’est un mythe, car la consommation est une structure « molle », alors que la classe ouvrière était une structure « dure ». L’économie se fonde toujours sur la production, et non sur la consommation, même si celle-ci représente 70 % du PIB. On ne peut vendre que ce que l’on a produit ou conçu avant. C’était le cas pour les biens industriels, ça l’est tout autant avec les services. (1). Le Bon Consommateur et le Mauvais Citoyen, Odile Jacob, 2007. (2). « Rassurance, reliance, résilience », op. cit. p. 258. Priorité : nutrition et budget La circulaire du 17 décembre 1990 vise à « préparer les jeunes à un comportement réfléchi dans le domaine de la consommation » en impliquant « tous les niveaux d’enseignement et toutes les disciplines ». Elle réserve une large part à la vigilance sanitaire et au budget domestique. En primaire, elle fixe pour objectif l’acquisition des « attitudes indispensables » en matière de perceptions sensorielles, de santé, de sécurité domestique, de « connaissance et [de] respect de l’environnement », ainsi que « des notions » « sur l’utilisation des biens et des services » (qualité, prix, présentation…), « la distribution », « les services publics ou privés », les « notions d’association, de coopération, d’assurances » et de « budget individuel, familial, collectif ». Au collège, le texte met l’accent sur « les agents économiques » « les biens, les services », « le marché, la concurrence, la publicité », « le budget familial », les « notions d’économie domestique et sociale », « la protection du consommateur et de l’usager », « les coopératives de consommateurs ». Dans les premières années de lycée professionnel, « l’hygiène alimentaire, les questions nutritionnelles, le budget familial, les achats, les assurances, l’information et la défense du consommateur » sont « partie intégrante de l’enseignement », « essentiellement dans le cadre du programme d’éducation familiale et sociale ». Au lycée, l’éducation du consommateur se décline selon des filières qui ont été refondues depuis la publication de la circulaire, rendant la lecture de celle-ci incertaine. Le texte évoque le « pivot » d’un enseignement « facultatif de préparation à la vie sociale et familiale » et indique que le programme de biologie en première « consacre plusieurs chapitres à la nutrition et à l’hygiène alimentaire » ou que l’éducation du consommateur est étudiée « d’un point de vue économique » dans la filière « B » (devenue ES). Entre autres conseils de « mise en œuvre pédagogique » la circulaire dresse une liste des « spécialistes » susceptibles d’être sollicités : « les organisations de consommateurs, les DDCCRF, l’INC, des juristes, des conseillers en économie sociale et familiale (des CAF, d’associations…) des diététiciennes ainsi que les médecins et infirmières scolaires ».

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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