Bulletins de l'Ilec

Aux origines d’une perception faussée du prix - Numéro 384

01/10/2007

Entretien avec Olivier Géradon de Vera, vice-président d’IRI France, et Jacques Dupré (directeur Insight, IRI)

La question du pouvoir d’achat est-elle une obsession ? Pourquoi la France est-elle le pays européen où la distorsion entre prix pratiqués et prix perçus est la plus forte ? Le pouvoir d’achat moyen est un non-sens. Le plus important, c’est la dispersion des pouvoirs d’achat individuels et surtout leurs évolutions respectives en regard de l’inflation perçue que ce soit en France ou à l’étranger. De plus, il y a vraisemblablement, par rapport à l’Allemagne notamment, les effets pervers du passage à l’euro : il est beaucoup plus facile de gérer ou de maîtriser une translation de 1 à 2 que de 1 à 6,55957, et, par conséquent, d’apprendre de nouvelles valeurs et de faciliter la récupération de repères dont l’absence est constitutive de préjugés. Que recouvrent, dans vos travaux récents1, les termes de « pouvoir d’achat » et de « vouloir d’achat » ? Le « pouvoir d’achat » est la capacité que chacun a à dépenser une partie de ses revenus pour satisfaire ses besoins ou ses envies. Le « vouloir d’achat » est simplement notre niveau d’envie d’acheter en réponse aux multiples tentations, souvent déconnectées de notre réelle possibilité d’achat. Peut-on mesurer le décalage entre vouloir d’achat et pouvoir d’achat ? Oui, c’est tout l’objet de nos travaux et de notre intervention aux Ateliers de la consommation en avril 2007. En mesurant ce décalage entre ces deux notions et surtout son évolution, nous pouvons mieux comprendre la distorsion entre inflation réelle et inflation perçue. Ce décalage varie-t-il selon les catégories de produits ? Oui, bien évidemment. Le décalage proviendra à la fois de la largeur de l’offre de produits, et de l’implication du consommateur dans la catégorie. Comment le prix de l’offre varie-t-il par rapport au prix de la demande ? Le prix de l’offre est toujours supérieur au prix de la demande, sauf en maxidiscompte au moment de l’acte d’achat (offre unique). Surtout, il évolue plus rapidement, en raison de l’offre de nouveaux produits au sein d’une même unité de besoin, ceux-ci souvent issus d’ailleurs de la seule imagination des chefs de produit des industriels (innovations gadgets). Peut-on mesurer l’influence de la diversité de l’offre en prix sur la décision d’achat ? Plus l’offre est large, plus le décalage risque naturellement d’être élevé (exemple : les whiskies douze ans d’âge) et de s’accroître (les confitures). La diversité de l’offre pourra avoir deux conséquences complètement opposées : une décision de plus en plus longue et difficile devant un linéaire pléthorique (par exemple dans certaines catégories d’hygiène-beauté) ou, à l’inverse, une simplification de la décision d’achat (fidélisation à un produit, ou refuge vers la MDD). Quelles sont les conséquences du décalage en prix entre les offres en linéaire des marques nationales, des MDD et des premiers prix ? Dès lors que l’offre de marque nationale est de plus en plus tirée vers le haut (voire parfois vers des sommets inaccessibles), le prix de la demande est contraint de se rapprocher du coeur de marché, avec le risque d’identification de ce coeur de marché à la MDD standard (qui peut ainsi devenir le produit et le prix pivot). Qu’est-ce qu’un « prix hédonique » ? Y en a-t-il beaucoup ? Nous avons repris dans nos exposés et rapports les termes utilisés par les économistes, notamment de l’Insee. Les indices de prix peuvent être construits selon une méthode dite hédonique. Cette méthode prend en compte les changements intervenus dans la qualité des produits en s’appuyant sur un ensemble de caractéristiques clés. Cela permet donc de gommer l’effet qualité dans le calcul de l’inflation. Cette sophistication se justifie surtout pour les produits dont la technologie et l’offre évoluent extrêmement vite (informatique et téléphonie mobile par exemple). Si on peut ironiser sur ce sujet, c’est qu’en effet il est difficile pour le consommateur de percevoir que le coût de ses communications téléphoniques diminuent « toutes choses étant égales par ailleurs » (autre formule chère aux économistes), si son appareil est plus sophistiqué et si son forfait n’est plus tout à fait le même. L’objectif est dans le meilleur des cas la limitation de la déflation, mais il s’agit la plupart du temps de la véritable inflation masquée. Une étude récente Asterop-TNS Sofres indique que « le budget alimentaire n’est pas le poste de dépense sur lequel les Français arbitrent pour financer d’autres dépenses! Ce sont les budgets téléphonie, abonnement Internet, logement et transports, lesquels sont perçus par les Français comme des dépenses contraintes, sur lesquels interviennent les arbitrages ». Qu’en pensez-vous ? Nous pensons que ces propos sont totalement contradictoires : si ces dépenses sont réellement vécues comme des dépenses contraintes (ce qui n’est pas impossible), alors elles ne peuvent pas, par définition, être arbitrées. De toute évidence, le budget alimentaire (ou plutôt par extension le budget PGC) a été le poste de dépense où les ménages ont procédé aux arbitrages et aux ajustements nécessaires. Cette utilisation des PGC comme variable d’ajustement a peut-être atteint ses limites aujourd’hui. Par exemple, nous constatons le recul, actuellement, des MDD économiques et une stagnation du maxidiscompte (malgré l’augmentation du parc de magasins). Cette impossibilité (ou ce refus) de grignoter davantage sur ce poste budgétaire rend la situation parfois insupportable, avec pour conséquence justement un sentiment d’inflation dans les PGC. La question du « vouloir d’achat » est-elle aussi préoccupante dans toutes les catégories sociales ? Les sentiments de frustration sont-ils plus ou moins forts selon ces catégories ? L’achat malin est-il le fait de catégories sociales particulières ? La question existe bien sûr dans toutes les strates de population, mais elle est plus sensible dans les catégories pour lesquelles les dépenses contraintes pèsent le plus dans le budget. Certains hommes politiques et certains distributeurs l’ont bien compris, en en faisant le cheval de bataille de leurs communications. Plusieurs études menées sur la sensibilité aux promotions montrent que les promophiles sont plutôt des foyers de classes moyennes supérieures. Il faut avoir les moyens, pour être malin. A l’inverse, lorsque l’on gère au jour le jour, il est difficile de profiter de certaines opportunités (par exemple de stockage lors d’opérations « 3 pour 2 »). Après tout, la contrefaçon n’est-elle pas le maxidiscompte du luxe, pour les catégories chasseurs de primes ? Si la consommation est de moins en moins statutaire, un savoir d’achat ne va-t-il pas se substituer au vouloir d’achat, la tentation étant maîtrisée ? Les envies restent, ce sont elles qui portent la croissance de la consommation. Elles sont d’ailleurs l’objet de toutes les attentions de la publicité et de la promotion. Les industriels et les publicitaires savent en outre s’adapter aux nouvelles tendances en les récupérant. Cela va même jusqu’au plus radical, en imaginant de nouveaux produits marketés « no brand ». Le BIPE a créé pour Leclerc en 2003 un indicateur du pouvoir d’achat, qui se veut plus proche de la réalité vécue par les consommateurs. Cet indicateur vous paraît-il pertinent ? Tout indicateur prenant en compte les dépenses contraintes (et qui se rapproche ainsi du vécu et du sentiment du consommateur) sera plus pertinent qu’un indicateur « scientifiquement incontestable » mais éloigné de toute réalité psychologique, ou qu’un indicateur limité au seul prix de l’offre. L’inflation « masquée », mythe ou réalité ? Quels indices, d’offre ou de demande, sont les plus pertinents ? Parce qu’il ne s’agit pas d’une réalité économique (au sens statistique), cette notion d’inflation est un vrai danger, dans la mesure où une évolution très forte du prix de l’offre induit une appréciation subjective et pénalisante de l’inflation. Aucun des deux indices pris isolément n’est réellement pertinent. C’est le rapport entre ces deux prix, et surtout la variation de ce rapport qui constitue les facteurs d’appréciation de la cherté de la vie et de l’inflation. En particulier, quand l’écart augmente dans une situation de « revenu commercialisable net » (intégrant les dépenses contraintes) stable, le consommateur perçoit des hausses et en ressent une frustration personnelle croissante. Les outils de comparaison de prix comme Quiestlemoinscher.com (Leclerc) sont-ils appelés à jouer un rôle grandissant ? Le comparateur Leclerc ne se base que sur un prix d’offre, qui plus est simple outil de communication ! L’apprentissage des comparateurs de prix pour les biens d’équipement (notamment sur Internet), avec l’usage de logiciels de recherche neutres (et non de sites) peut modifier à terme l’approche du référent prix également pour les PGC. La clé d’entrée peut en effet être double : le « vouloir d’achat » ou le prix. Je cherche une voiture ou un logement ayant telle caractéristique ou tel prix. La montée en gamme de certains produits, alimentaires et cosmétiques, en raison d’exigences sanitaires et de contraintes environnementales, n’induit-elle pas une augmentation des prix, et plus encore des prix perçus ? Nous sommes de toute évidence à une période charnière. Il est clair qu’une grande partie des consommateurs français intègrent petit à petit ces exigences sanitaires et environnementales, même si la distance reste grande entre leurs attitudes, leur sensibilité grandissante, et leurs actes quotidiens (ou leurs comportements d’achat). Le risque à moyen terme est que ces modifications comportementales soient le fait de ceux qui disposent de marges de manoeuvre suffisantes dans leurs arbitrages, entraînant une consommation à deux vitesses. Y a-t-il des produits dont les prix, sur une longue période, ont singulièrement baissé ? Oui, bien sûr, au moins pour les produits technologiques. Nous fêtons actuellement les quarante ans de la télé couleur. Un souvenir tout personnel [dixit Jacques Dupré, NDLR] : mon grand-père, féru de progrès technique, a été un des premiers à acheter un téléviseur couleur ; son coût à l’époque : 6 000 francs (on disait encore « nouveaux francs », et ce montant correspondait pratiquement à un an de salaire médian), plus cher même à francs constants qu’un magnifique écran plasma d’aujourd’hui ! Le prix serait devenu « la clef d’arbitrage » la plus facile à utiliser. Quid alors de l’élasticité de la demande par rapport au prix ? Des produits délibérément chers sont-ils toujours perçus comme chers, n’ont-ils pas une légitimité indépendamment de leur prix ? Le prix a toujours été une (voire « la ») clé d’arbitrage. C’est même la raison pour laquelle il y a élasticité. Pour les PGC, l’élasticité au prix est fonction soit de la valeur faciale du produit, soit de la fréquence d’achat, donc finalement du poids de la catégorie dans le budget total. Pour les biens d’équipement, nous avons le sentiment que les changements sont plus radicaux et que le prix est de plus en plus la variable d’ajustement. Autrement dit, pour ce type de bien, hier la variable d’ajustement du « vouloir d’achat sur le pouvoir d’achat » pouvait être le temps (report ou programmation d’achat), aujourd’hui, c’est le prix. La réforme de la loi Galland peut-elle avoir pour effet une concurrence accrue et des possibilités de différenciation entre enseignes, de nature à peser substantiellement sur les prix, ou seulement sur leur perception ? C’est bien sûr un grand débat. Cette réforme devrait se traduire de toute façon par une modification substantielle des façons de travailler entre distributeurs et industriels. L’objectif du commerçant sera de constituer sa marge au-delà du trois fois net. L’objectif du fabricant sera la négociation du prix de cession, chaque enseigne devenant un marché particulier. Ces objectifs pourraient avoir une grande influence sur le niveau et l’évolution du prix de l’offre de chaque enseigne et de chaque produit. Pour que ces objectifs soient rendus compatibles, il est fort probable que nous assisterons à une plus grande différenciation, en matière d’offre de produits par enseignes, voire par points de vente. Chaque point de vente sera enclin à mieux gérer son ratio « prix offre vs prix de la demande » sur son site concurrentiel. (1). « Pouvoir et vouloir d’achat », résultats présentés aux Ateliers de la consommation, DGCCRF, avril 2007.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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