Bulletins de l'Ilec

Le plaisir, d’abord ! - Numéro 384

01/10/2007

Entretien avec Christophe Girardier, PDG du cabinet d’études Asterop

Quelle est, selon vous, la place du pouvoir d’achat dans les préoccupations des Français ? Christophe Girardier : Une étude réalisée par TNS Sofrès avant l’élection présidentielle, qui interrogeait les Français sur les thèmes qui compteraient dans leur vote, plaçait le pouvoir d’achat en sixième position (56 % de réponses « comptera beaucoup »), derrière le chômage (66 % ), l’éducation (66 % ), le financement des systèmes de santé et des retraites (61 % ), et la sécurité (60 % ). Force est de constater qu’il existe un décalage énorme entre les prises de position des acteurs de la grande consommation, notamment les distributeurs, obsédés par le prix bas comme d’ailleurs les pouvoirs publics, et la réalité des aspirations des consommateurs. La problématique du pouvoir d’achat est surexposée,alors qu’elle n’est pas la préoccupation dominante des Français, comme le prouve l’étude que nous avons menée avec TNS sur leur rapport à la consommation. Ainsi, à la question des « choses que les grandes surfaces alimentaires pourraient faire pour vous donner envie de vous y rendre », le premier point choisi est « proposer des produits de fabricants locaux » (63 % ), suivi par « proposer des produits culturels » (50 % ) et « des produits issus du commerce équitable » (47 % ). Les produits premiers prix n’arrivent qu’en quatrième place (45 % ). Selon cette étude, les Français sont attentifs à leurs dépenses (78 % ), mais avant tout cherchent à se faire plaisir (70 % ). Ils sont 61 % à faire attention pour les gros achats, mais pas pour ceux du quotidien, ce qui relativise le postulat d’un arbitrage systématique par les dépenses alimentaires. Le prix y est certes important, mais il n’est ni dominant ni le premier critère de choix. Autre révélation : pour 62 % des Français, consommer, c’est d’abord se faire plaisir (ce qui ne veut pas dire qu’il prennent du plaisir à tous leur actes d’achat mais qu’ils le souhaitent). Deux enseignes ont compris l’aspiration hédoniste du consommateur et capitalisent sur la valeur plaisir : Ikea et Monoprix. Toutes deux offrent des produits créatifs à des prix accessibles. La variable prix est ici importante mais pas dominante. Le problème n’est donc pas tant de proposer des premiers prix que de rendre accessibles des produits haute et moyenne gamme, car, contrairement à certaines idées reçues, les Français veulent consommer plus et mieux dans l’alimentaire. Pourtant, selon une étude IRI, « les ménages ont nettement mis à contribution les PGC comme variables d’ajustement dans leurs arbitrages budgétaires ces dernières années ». Dans votre étude, vous soutenez à l’inverse que « le budget alimentaire n’est pas le poste de dépense sur lequel les Français arbitrent pour financer d’autres dépenses » et que ce rôle revient aux « budgets téléphonie, Internet, logement et transports ». Conclure qu’une « baisse de prix sur ces postes aurait pour conséquences de réinjecter de la croissance » ailleurs, notamment dans l’alimentaire, ne prouve-t-il pas que les consommateurs arbitrent dans leurs dépenses quotidiennes ? C. G. : S’agissant des conclusions que l’on peut tirer de l’étude IRI je ne suis pas sûr que les choses soient aussi tranchées, néanmoins les enseignements que nous tirons de l’étude menée avec TNS ne sont pas nécessairement contradictoires. Une chose est sûre : les Français préfèrent-ils manger moins bien pour s’acheter un téléphone portable ? La réponse est clairement non ! Le budget alimentaire n’est pas le poste de dépense sur lequel les Français souhaitent économiser pour financer d’autres dépenses. Ce sont curieusement les budgets téléphonie, abonnement Internet, logement et transport, perçus par eux comme des dépenses contraintes, sur lesquels ils aimeraient faire ces arbitrages. Selon notre étude, à la question « en imaginant une baisse des prix sur ces postes, que feriez-vous du budget supplémentaire ? (1) », les premiers postes objets d’une évasion ou d’un désinvestissement (report vers une autre catégorie ou épargne supplémentaire) sont la téléphonie (77 % ), l’abonnement internet-télé (72 % ) et le logement (71 % ). Ces dépenses sont donc vécues comme des « contraintes » – qui peut se passer du portable ou d’Internet ? A l’inverse, les postes objets d’un réinvestissement (consommer mieux et plus) sont les loisirs (69 % ), l’habillement (69 % ) et l’alimentaire (62 % ). Les pouvoirs publics se trompent en se focalisant sur les PGC et en les rendant responsables du sentiment de baisse du pouvoir d’achat. Ils seraient mieux inspirés de faire porter leurs efforts sur les prix des dépenses contraintes, pour réinjecter de la croissance dans la consommation alimentaire Vous proposez une nouvelle segmentation des consommateurs, fondée sur leur appartenance à un système de valeurs. Comment ces catégories se différencient-elles en termes de perception des prix ? C. G. : Nous commettons aujourd’hui une grande erreur : croire que toutes les données récupérées dans les points de vente caractérisent les attentes des consommateurs. Que faire de ceux qui n’achètent pas de viande dans le supermarché ? Seraient-ils des végétariens ? Ils l’achètent simplement chez leur boucher ! Deuxième erreur : on se focalise sur l’observation des comportements de consommation actuels, et pas sur ce que les consommateurs seraient prédisposés à consommer. Les comportements d’aujourd’hui sont totalement biaisés par l’état actuel de l’offre, qui est loin de répondre aux attentes. Notre avons ainsi élaboré une segmentation des consommateurs pour chaque univers, indépendamment de leur comportement actuel, fondée non pas sur leur profil socio-économique mais sur leur appartenance à un système de valeur et leur attitude de consommation. Neuf classes (2) de consommateurs très différentes peuplent l’univers de la grande consommation alimentaire. Les plus sensibles aux prix sont les « jeunes technos très famille et économes », les « possessifs » et les « réfractaires traditionalistes ». Selon une base 100, moyenne de l’ensemble des classes, les jeunes technos sont à l’indice 130 (sensibilité au prix 30 % supérieure), les possessifs à 134 et les réfractaires à 140. La sensibilité aux prix ne dépend pas uniquement de critères socio-économiques, elle s’appréhende selon l’appartenance à un système de valeurs et d’affinités. Internet peut-il est un allié du pouvoir d’achat ? C. G. : Un outil de développement du pouvoir d’achat, sûrement. Internet est plus un moyen de préparation des achats qu’un moyen d’achat. C’est un outil d’information et de comparaison essentiel qui rend le consommateur plus exigeant quand il se rend sur le point de vente. Internet est le meilleur ami du magasin, pour valoriser et augmenter le trafic, et créer une nouvelle proximité avec les consommateurs. Les acteurs de la grande consommation doivent imaginer une synergie entre Internet, vecteur des valeurs de la marque ou de l’enseigne, et un nouveau concept de magasin qui ressemble au visage pluriel des consommateurs de sa zone d’attraction. Le consommateur n’est-il pas schizophrène, en voulant d’un côté voir les prix baisser et de l’autre, augmenter son salaire, qui n’est qu’un prix que l’entreprise souhaite, elle, ajuster en fonction du marché ? Les prix des produits ne peuvent-ils eux aussi augmenter ? C. G. : On peut augmenter les salaires sans pour autant augmenter les prix des produits de consommation, dont la fixation participe de bien d’autres critères. Pour autant, le discours de Leclerc fustigeant dans la presse des industriels qui augmenteraient leurs prix de façon outrancière et sans justification est excessif. Les consommateurs ne sont pas dupes et font la part des choses. Ils acceptent une hausse de prix à condition qu’elle soit justifiée par une création de valeur répondant à leurs aspirations. Monoprix Gourmet, Actimel ou Tropicana sont des marques plébiscitées, et pourtant elles ne sont pas les moins chères ! L’Ipod est moins performant que les derniers baladeurs Sony, pourtant il est de loin numéro un des ventes, grâce à sa créativité et aux valeurs qu’il véhicule. Il est devenu l’attribut d’une tribu. En dépit de la désaffection que vous avez observée pour les premiers prix, le bas coût ne va-t-il pas devenir la référence sur un nombre croissant de marchés ? C. G. : Il y a une limite à la « low cost attitude » ! Le prix bas sans créativité n’a pas de sens et un modèle économique fondé uniquement sur la valeur prix ne peut être pérenne Le maxidiscompte a connu de beaux jours, mais il semble avoir atteint sa part de marché maximale. Le bas coût peut avoir du sens dans certains secteurs. Mais la référence est plus que jamais la créativité et le plaisir accessible. Ikea le prouve. Système U, par un positionnement et des initiatives novatrices, notamment dans la culture, prend le même chemin. (1). « Acheter plus de produit dans la même catégorie ; acheter des produits plus hauts de gamme dans la catégorie ; reporter la dépense sur une autre catégorie ; épargner plus. » (2). « Typologie des Français pour l’univers de la grande consommation alimentaire : les jeunes technos très famille et économes (15 % ) ; les réfractaires (12 % ) ; les traditionnels tranquilles (8 % ) ; les bobos altruistes transcendants (11 % ) ; les conquérants pratiques positifs (11 % ) ; les contestataires intellos (9 % ) ; les possessifs (13 % ) ; les hédonistes flambeurs branchés techno (10 % ) ; les réfractaires traditionalistes (9 % ). »

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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