Bulletins de l'Ilec

Pouvoir et pouvoirs d’achat - Numéro 384

01/10/2007

S’attacher au seul pouvoir d’achat et à ses évolutions– en augmentation pour l’Insee, en stagnation ou en régression pour d’autres analystes – corrobore un nouveau statut du consommateur, passant de celui de « client roi », voire « despote », dans un registre de droit, à celui d’acteur économique et responsable, dans un registre de devoir. Cette procédure conforte la tendance actuelle, que ce soit dans l’alimentation ou visà- vis de l’environnement, de rendre effectivement responsables les individus… sans leur en donner tout à fait les moyens et en évitant les incitations collectives nécessaires. À cette charge mentale qui incombe à l’individu – pas toujours souhaitée par ailleurs – s’ajoute un sentiment d’injustice et d’incompréhension. Comment reconnaître la difficulté de la vie quotidienne dans ces chiffres objectivés – car ce sont les « gens de peu » qui se posent tous les jours la question de pouvoir ou non acheter, accéder, profiter, faire plaisir ? Comment ne pas refuser d’être réduit au seul échange marchand ? Parce que le terme de « pouvoir d’achat » ignore la complexité des individus, dont le pouvoir se trouve réduit à celui de consommer, pour les uns le plus juste possible quand ils ont les moyens et les capacités de faire de bons choix, pour les autres par défaut, ou à partir d’arbitrages plus ou moins réussis. Le débat actuel sur le pouvoir d’achat ne doit pas oublier que la consommation a changé de visage. Pierre angulaire d’un quotidien qu’il faut optimiser par tout moyen, elle se targue de répondre à des besoins moins massifiés pour mieux séduire. De fait, prendre en compte le statut familial (divorces, monoparentalité…) dans une acception nouvelle du pouvoir d’achat est un pas positif, mais bien insuffisant. Il faudrait interroger la relation même des individus à une consommation dévoreuse de désir, de dépense psychique, émotionnelle, matérielle, temporelle. Une consommation qui questionne le destin même de l’individu, car celui-ci veut en être le maître, à travers les choix qu’elle propose et impose. Elle donne à cette notion de choix une ampleur quasi métaphysique : comment être sûr de bien choisir, cette offre est-elle vraiment faite pour moi ? Est-on certain de désirer vraiment cet objet ? A-t-on, au final, envie de prendre le risque de creuser encore le déficit financier et celui de l’estime de soi, par une dépense pas toujours souhaitée et des arbitrages mal gérés ? La question du « pouvoir d’achat », réel et perçu, donne aux individus cette nécessité de compenser la méfiance vis-à-vis de marques trop gourmandes par des stratégies dont il faudra sortir gagnant, psychiquement et financièrement. Les consommateurs, pour retrouver du sens, devront créer leur propre « valeur immatérielle ajoutée » face à celle proposée à fort coût par les marques, donner un sens aussi – la « low cost attitude » – en dépensant moins dans des lieux et des systèmes d’achat à « faible dépense ajoutée », exiger de la part des acteurs économiques une posture plus éthique. Ces stratégies révèlent, et c’est tant mieux, une plus grande maturité face aux marques, qui, si elles sont encore aimées, ont perdu leur grandeur d’icônes et dévoilent une faille de confiance et de crédibilité. L’épreuve et les preuves de vérité des acteurs économiques doivent donc être au rendez-vous de ces individus partagés entre souci de maîtrise, devoir d’économie, désir de s’inscrire dans le grand jeu consommatoire, déchirés parfois entre un désir d’achat vivace et des capacités financières plus atones. Les nouvelles dépenses « contraintes » – TIC et autres – illustrent ce propos de Gandhi, « Il y a des ressources pour le besoin de tous, mais pas assez pour satisfaire le désir illimité de chacun ». L’on pourra retenir ici que le besoin change de statut, qu’il se « spiritualise », le superflu devenant l’essentiel, l’essentiel « de base » étant prié de rester aux oubliettes d’un marketing mal préparé à la réelle pauvreté. Devant la démesure de l’offre, les nouveaux enjeux énergétiques et environnementaux devraient calmer le jeu du « désir de l’avoir » pour orienter vers des choix plus concertés, et il sera bon de réfléchir à un pouvoir d’achat greffé sur la mesure et la fin de l’illimité. Face à ce « pouvoir » d’achat, trois autres postures structurent l’acte de consommation et devraient être prises en compte. Le « vouloir » d’achat, sentiment de puissance exercée par l’individu à l’aune de son désir. Un « vouloir » parfois contrecarré et contraint dans les limites du pouvoir d’achat, mais si frustration il y a, elle ouvre aussi à la capacité inventive et a pour bénéfice secondaire de maintenir le désir au frais. Le « devoir » d’achat, pour des actes plus citoyens, et le « savoir » d’achat, indispensable mais contredit par la difficulté de décrypter la confusion des informations, des allégations nutritionnelles… La question du pouvoir d’achat devrait croiser aussi celle de perspectives économiques plus fiables, de modèles sociétaux viables, de visions de l’avenir audacieuses, de figures d’exemplarité, qui puissent donner des supports de confiance collective et individuelle. Pour réfléchir et proposer des solutions en toute objectivité, et avec la gravité et le respect nécessaires, que requiert toute cette part d’humain et de souffrance souvent oubliée.

Danielle Rapoport

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