Bulletins de l'Ilec

Cap vers le quaternaire - Numéro 387

01/02/2008

Entretien avec Michèle Debonneuil, inspectrice générale des finances

Les services sont selon vous aussi productifs que les biens, grâce aux technologies de l’information et de la communication (TIC). On pourrait donc « industrialiser » le secteur, et la notion d’emploi « non qualifié » ne serait plus pertinente ? Michèle Debonneuil : On peut effectivement industrialiser les services et les rendre productifs grâce aux TIC, qui permettent de concevoir des plates-formes de mise en relation des offres et des demandes de services aux particuliers. Actuellement sous-développés, ils peuvent accéder au statut de services de masse, ce que la mécanisation n’avait pas permis de faire. La notion d’emploi « non qualifié » devient caduque, car l’heure est aux gens qualifiés, spécialisés, avec des profils de carrière. On sort du gré à gré, de l’emploi « domestique ». L’ère industrielle est-elle vraiment derrière nous, alors que les entreprises industrielles moyennes, en trop faible nombre en France, sont le fer de lance de l’économie allemande ? M. D. : Ce n’est pas parce que les services sont industrialisés qu’il n’y a plus d’industrie au sens ancien du terme. Les services aux particuliers se définissent par une mise à disposition temporaire à des consommateurs du savoir-faire d’autres personnes, soit pour mieux utiliser les produits de plus en plus diversifiés qu’ils consomment, soit pour libérer une partie de leur temps de tâches domestiques. L’émergence de ces services est conçue pour faciliter l’activité de production des biens, en créant beaucoup d’emplois « requalifiés » qui réduisent le chômage et fournissent les meilleures conditions pour alléger le coût du travail. Aussi l’ère de la production des biens n’est-elle pas derrière nous. La grande difficulté est de ne pas se départir de toute l’industrie quand, sur ce terrain, les entreprises des pays émergents sont nos concurrentes frontales. Le but du quaternaire est de garder du secondaire. Le risque étant, si l’objectif n’est pas maintenu, de perdre les activités du secondaire et de tendre vers une plus grande paupérisation. A combien évaluez-vous le gisement d’emplois dans le secteur des services à la personne (SAP) ? Est-il un secteur économique à part entière, annonciateur d’une nouvelle économie ? M. D. : Traditionnellement, les activités de services à la personne étaient concentrées sur les personnes âgées ou fragilisées, les handicapés et les gardes d’enfants. Le spectre s’est considérablement élargi à la demande des personnes actives entre trente et cinquante ans. Exemple concret : le Velov, lancé à Lyon, copié en Velib à Paris, ne relève pas du service social. Des entreprises privées peuvent investir ce nouveau marché sans subventions de l’Etat, sans pour autant signer l’acte de décès des services sociaux. Le gisement d’emplois peut être évalué à deux millions si chaque famille française consomme trois heures de services par semaine. Soulignons que l’Insee estime que la valeur des services domestiques que les consommateurs se rendent à eux-mêmes est de l’ordre de 50 % du PIB. Cela donne une idée du potentiel de valeur ajoutée que constituent l’externalisation d’une partie, même faible, de ces services. Ce nouveau secteur économique va se stratifier selon les besoins des consommateurs. Le quaternaire se définit pas des services et des biens. Quels sont ses effets d’entraînement sur la croissance ? Contribue-t-il à la création de richesse ou de valeur ajoutée dans les autres secteurs ? M. D. : Ce secteur est créateur de croissance par la satisfaction de nouveaux besoins. Le développement des services aux particuliers est de nature à permettre une hausse du taux d’emplois par la création d’emplois productifs et une amélioration du bien-être des consommateurs des pays riches. Le revenu par habitant en serait doublement amélioré. On ne demande pas au consommateur de consacrer une partie de son revenu à acheter trois heures de services par semaine en se privant d’une paire de chaussures, mais pour pouvoir demain se la payer en plus des services. Les SAP n’entrent-ils pas en contradiction avec le paradigme de la recherche systématique de la valeur par une productivité et une rentabilité accrues ? M. D. : Aujourd’hui, ce secteur relève à près de 100 % de l’économie dite sociale (mutuelles, associations) qui se confond avec une économie subventionnée par l’Etat. Demain, l’Etat cessera les subventions et nous aurons une concurrence entre les entreprises privées et les associations. Il reviendra aux consommateurs d’établir un juste équilibre. Les actions publiques mises en place dans les années 1990 pour favoriser les SAP ont-elles eu des effets tangibles ? En quoi le dispositif Borloo est-il plus pertinent ? M. D. : Les effets les plus tangibles concernent la naissance des entreprises privées, but principal, car leur absence est le principal blocage au développement des SAP : 4 000 sont apparues la première année, 10 000 la deuxième, 150 000 emplois créés en 2007 relèvent des services à la personne. Quels sont, selon vous, les types de services appelés à se développer ? M. D. : Ceux concernant les personnes âgées et les enfants. Ces services feront de plus en plus appel à des gens formés. La demande de qualité concerne également les services qui portent sur les activités ménagères. L’évolution du revenu des ménages est-elle de nature à pouvoir soutenir le développement de SAP valorisés par plus de professionnalisation ? Le revenu est-il un critère de segmentation discriminant ? M. D. : L’augmentation du pouvoir d’achat passe par le développement de ces activités, seules créatrices d’emplois aujourd’hui. Si ces activités répondent, de manière industrielle, à une demande, les gains de productivité permettent de distribuer des gains de pouvoir d’achat. Le mode de financement est-il satisfaisant ? Comment rendre la demande plus solvable sans aboutir à des emplois essentiellement subventionnés ? M. D. : Le mode de financement est temporaire. Laissons les gens le comprendre avant de le modifier. On ne peut pas parler de subvention de l’emploi mais de baisse de son coût par l’action sur les charges sociales, la TVA, et la déduction fiscale au bénéfice des ménages. Compte tenu de la fréquente précarité des emplois, le secteur, sans parler des avantages fiscaux, pourrait-il tenir debout sans l’assurance chômage (même si « l’activité réduite de nombreux salariés a comme conséquence que, tout en cotisant, ils sont parfois au-dessous des seuils requis pour l’acquisition de droits sociaux », comme le note le CES dans son avis de janvier 2007) ? M. D. : Au départ à temps partiel, les emplois deviennent, grâce à la montée en puissance des services, pour beaucoup à temps plein. Le temps partiel est un passage obligé vers le temps plein, étape nécessaire pour donner à la société naissante, dans l’univers des services, le temps de répondre industriellement à la demande. Le Cesu (bancaire et préfinancé)(2), entré en vigueur le 1er janvier 2006, est-il un succès ? M. D. : Le succès du Cesu ira croissant. En effet, il est l’instrument d’une réduction de moitié des dépenses des Français concernant les services à la personne. Le seul frein à son succès est la connaissance des dispositifs complexes pour y accéder. Au fur et à mesure que les Français comprendront comment accéder à cette extraordinaire réduction des dépenses concernant ces services, le Cesu continuera à progresser. Les Français pourront goûter le bien-être apporté par ces services et accepter d’en payer le prix. Alors, on pourra supprimer le Cesu. Du côté de l’offre, comment favoriser le développement d’entreprises prestataires de services ? Faut-il établir une charte de qualité pour rassurer les utilisateurs ? M. D. : Le développement passe par la formation des personnes et l’informatisation des processus. C’est le nerf des gains de productivité, sans lesquels il n’est pas de croissance durable. Aujourd’hui, les grands distributeurs, Axa, La Poste..., ont établi des chartes de qualité, des normes, mais on risque parfois l’empilement. C’est l’agrément qui donne actuellement le minimum de garantie, mais à terme il faudra des normalisations avec des diplômes. C’est un énorme chantier, interministériel, qui ne peut réussir que s’il y a un pilote dans l’avion. Comment rendre attrayants des métiers qu’on aurait appelés autrefois « domestiques », dans un pays où être au service de quelqu’un est considéré comme plus ou moins humiliant ? M. D. : Il faut sortir de la « domesticité ». La personne n’est plus employée de madame Michu mais d’Axa, d’Acadomia.... Le travail au noir est-il amené à se tarir ? M. D. : Je l’espère, car le travail au noir sera toujours de la domesticité et de l’exploitation. En quoi l’expérience américaine permet-elle de tirer des leçons pour la France ? M. D. : Les Etats-Unis sont partis de petits boulots et commencent aujourd’hui à récolter les fruits, puisque les services y sont aussi productifs que les biens, grâce aux TIC. On sait que si la France avait le même taux d’emploi que les Etats-Unis dans le secteur du commerce et de la restauration, cela suffirait pour retrouver le plein emploi. N’en tirons pas pour autant la conclusion sommaire qu’ « il n’y a qu’à faire comme aux Etats-Unis ». Les SAP intéressent les sociétés d’assurances, les banques... Pourquoi la grande distribution a-t-elle tardé à entrer sur ce nouveau marché, même si aujourd’hui Monoprix, Carrefour ou Auchan lancent des propositions ? M. D. : Il y a dix ans, la grande distribution n’était pas mûre. Les assureurs (Axa) et les hôteliers (Accor) ont compris plus rapidement les enjeux. Demain, qui va distribuer les services à la personne ? Rien n’est aujourd’hui écrit. Vous êtes au nombre des quarante-deux membres de la Commission pour la libération de la croissance française, présidée par Jacques Attali. Qu’est-ce que le rapport propose pour dynamiser les services à la personne ? M. D. : Rien ou presque, n’était la décision 114 : améliorer la formation et les parcours professionnels et rendre plus attractives les conditions de travail. (1). Economiste, membre du conseil d’administration de l’Agence nationale des services à la personne (ANSP) et du Conseil de l’emploi, des revenus et de la cohésion sociale, Michèle Debonneuil, est auteur de L’Espoir économique, Bourin Editeur, 2007, et coauteur du rapport Productivité et emploi dans le tertiaire (Conseil d’analyse économique, Documentation française, 2004). Elle a été à l’origine du plan Borloo. (2). Le chèque emploi service universel peut s’utiliser dans une relation de gré à gré autant qu’en rémunération d’un service préfinancé ou d’une entreprise mandataire. Il est soit « bancaire », soit « préfinancé » (par une entreprise ou un organisme social, comme un titre restaurant). Dans les deux cas, il comprend un volet pour rémunérer le salarié, qui l’encaisse comme un chèque ordinaire (Cesu bancaire) ou auprès du Centre de remboursement du Cesu (Cesu préfinancé), et un volet pour déclarer les heures ouvrées au Centre national du Cesu, qui prélève les cotisations sociales.

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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