Bulletins de l'Ilec

La génération « bons plans » - Numéro 388

01/03/2008

Entretien avec Rémy Oudghiri, directeur du département Tendances & Prospective d’Ipsos

Votre observatoire de suivi des tendances auprès des 15-30 ans faisait état, en octobre 2005, de jeunes pessimistes pour la société française, mais optimistes pour eux-mêmes (74 % très ou plutôt confiants dans leur avenir personnel). L’enquête récente de la Fondation pour l’innovation politique Les Jeunesses face à leur avenir fait apparaître qu’un jeune sur quatre seulement croit en son avenir. En deux ans, les choses se seraient-elles dégradées à ce point ? Rémy Oudghiri : Le pessimisme est fortement ancré dans la société française d’aujourd’hui et les jeunes n’échappent pas à cette tendance. En ce qui concerne l’écart mesuré entre les deux enquêtes, il est probablement lié à la différence des outils de mesure (mode de recueil, questions posées, etc.). Mais il est vrai que, depuis 2005, les choses ne se sont pas arrangées… Sur le pessimisme, il est important de bien distinguer les aspects personnels et les aspects collectifs. Les jeunes aujourd’hui sont pessimistes quant à l’avenir de la société ou de l’économie française. En revanche, ils demeurent confiants dans leur propre avenir personnel. C’est une contradiction déjà identifiée en 2005 qui perdure aujourd’hui. Elle reflète la priorité donnée aujourd’hui au principe de plaisir et aux objectifs privés sur les dimensions d’engagement et de participation militante. Dans quelle mesure une enquête est-elle capable de saisir des choses aussi subjectives que la confiance ou la joie de vivre ? R. O. : Les enquêtes ont bien évidemment leurs limites. Nous n’avons pas la prétention de réduire des notions telles que la confiance ou le bonheur à des indicateurs purement statistiques. Néanmoins, un indicateur analysé en dynamique, à travers le temps, est toujours intéressant à regarder car il indique une direction, positive ou négative. On ne mesure pas le bonheur en valeur absolue, ce qui n’aurait aucun sens, mais en valeur relative, au fil des années. Le manque de confiance des jeunes Français est-il surtout une crainte de l’avenir ou un ennui du présent ? R. O. : Les deux. La crainte de l’avenir est évidente à travers nos enquêtes. Comparés aux générations plus âgées, les 15-25 ans manifestent plus de peurs. Ces peurs sont diverses : peur de la mort, peur de la précarité, peur de ne pas trouver de travail, peur de manquer d’argent, etc. Les jeunes d’aujourd’hui sont confrontés à une offre pléthorique dans bien des domaines. Ce qui peut susciter, chez certains, un sentiment de saturation. Ou une difficulté croissante à se concentrer durablement sur des activités demandant un effort de réflexion. La conséquence paradoxale de l’hyperchoix, c’est l’ennui, qui concerne un nombre non négligeable des lycéens (environ un tiers disent s’ennuyer souvent). L’entrée dans la vie professionnelle est-elle l’inquiétude majeure des jeunes, et le facteur principal de leur pessimisme ? R. O. : En fait, l’inquiétude majeure des jeunes Français d’aujourd’hui, c’est de ne pas avoir suffisamment d’argent : 70 % le citent comme leur motif principal de préoccupation. Les jeunes se considèrent-ils comme une génération sacrifiée ? Les sentiments diffèrent-ils sensiblement selon qu’ils sont ou non très diplômés ? R. O. : Les inquiétudes sont moins marquées chez les plus diplômés. Mais la réalité, c’est que l’inquiétude est la chose au monde la mieux partagée chez les jeunes d’aujourd’hui. C’est ce qui explique un sentiment de nostalgie qui vient très tôt, dès 18 ans, au moment des études. Difficile de dire si cette génération se perçoit comme sacrifiée. En tout cas, il n’y a pas de ressentiment par rapport aux générations précédentes. La guerre des générations n’aura pas lieu. Les tendances que nous observons, c’est au contraire une solidarité intergénérationnelle de plus en plus importante (redistribution financière, soutien professionnel, garde des enfants…). En outre, il y a une convergence des valeurs dans nos sociétés. Les motifs de conflit sont nettement moindres qu’ils ne l’étaient il y a encore vingt ans. Nos sociétés sont beaucoup plus permissives et l’on se retrouve même parfois avec ce paradoxe d’adolescents moins permissifs que leurs propres parents ! J’ai même assisté à des groupes qualitatifs dans lesquels des enfants de dix ans réclamaient à leurs parents de leur fixer davantage de limites… Existe-t-il une « culture jeune » européenne, ou les cultures nationales demeurent-elles prédominantes dans les nouvelles générations comme dans les précédentes ? R. O. : Quand on compare les générations de différents pays entre elles, il est clair que les plus jeunes partagent davantage de valeurs, ou de modes de vie (loisirs, pratiques technologiques, consommation de médias, habitudes alimentaires, rapport à la consommation…) que leurs aînés. Autrement dit, les différences nationales sont plus marquées au sein des générations plus âgées qui ont grandi dans un monde moins globalisé qu’aujourd’hui, où les références culturelles étaient moins internationales. Néanmoins, les influences nationales restent pertinentes pour expliquer les différences de comportement ou de valeurs. Quelques exemples en témoignent : au Japon, les jeunes ont un rapport spécifique à la technologie, au téléphone portable en particulier. En Grande-Bretagne, les jeunes valorisent davantage la consommation. En Allemagne, sur la question de l’éducation des enfants, les jeunes sont nettement plus permissifs que les autres Européens. La France ou l’Espagne se singularisent par la sensibilité « alter ». Sans être des altermondialistes militants, ils expriment plus de sympathie pour ces idées que dans les autres pays européens. Le pessimisme des jeunes Français se traduit-il dans leur manière de consommer ? R. O. : Comme les autres Européens, les jeunes Français aiment consommer. Ils sont sans doute davantage critiques (par rapport à la publicité par exemple). Ce qui correspond aussi à une particularité que l’on retrouve dans la société française dans son ensemble. Aujourd’hui, ils sont à la recherche de bons plans. On pourrait, de ce point de vue, parler de « génération bons plans ». En ce qui concerne le rapport critique à la consommation, il faut distinguer entre les lycéens, les étudiants et les jeunes actifs. Ce sont les étudiants qui ont les attitudes les plus critiques par rapport à la consommation. Les lycéens sont bien plus insouciants. Ils sont en train de construire leur personnalité, et les marques, pour beaucoup d’entre eux, représentent des marqueurs identitaires forts. Les jeunes actifs sont plus indifférents et manifestent une tendance à consommer low cost, ce qui traduit des moyens financiers plus limités. Votre observatoire soulignait, en 2005, la prédisposition de la jeunesse française pour les idées altermondialistes. Ce trait est-il toujours d’actualité ? Les jeunes veulent-ils plus que les autres ajouter un sens à leur consommation, en faire un moyen d’insertion dans la société adulte ? R. O. : Oui, les jeunes Français continuent d’accorder davantage d’importance aux idées altermondialistes que dans d’autres pays comme l’Allemagne ou la Grande-Bretagne. En France, les baby boomers sont les plus favorables à l’altermondialisme. Il s’agit toutefois d’une sympathie « molle » qui ne se traduit pas par un comportement militant très développé. C’est dans des pays comme la Suède que l’on consomme des produits du commerce équitable de manière significative. En France, c’est beaucoup plus marginal… Votre observatoire notait aussi l’attrait pour le shopping, la nouveauté, l’achat imprévu : 45 % voulaient consommer moins cher non pour affronter des temps difficiles et la précarité, mais pour acheter plus. Qu’en est-il aujourd’hui ? R. O. : La tendance n’a pas changé. Elle s’est même accentuée. Les possibilités via le Web se sont multipliées pour trouver de bonnes affaires. L’exemple d’eBay est particulièrement éloquent. Et eBay n’est que la face émergée d’un grand nombre de tendances similaires. Il n’y a qu’à regarder le succès des sites qui proposent de revendre dès le 26 décembre ses cadeaux de Noël… Votre Trend Observer décèle-t-il des tendances émergentes vraiment nouvelles parmi les plus jeunes générations étudiées ? R. O. : Parmi les tendances les plus marquantes des dernières années, il faut évoquer ce que nous appelons la tendance à la « prolifération de soi ». Cette tendance est particulièrement marquée chez les jeunes. Du fait qu’ils participent à de plus en plus d’activités sur Internet, ils se démultiplient : sur Face book ou MySpace, sur les blogs, pour les jeunes actifs sur les réseaux professionnels (viadeo, linkedIn), sur YouTube (cf. la Tectonik). Sur les réseaux sociaux, le nombre et l’identité des « amis » est important. Une part croissante de leur identité leur échappe. Pour le meilleur et pour le pire… Cette situation nouvelle leur donne accès à davantage d’opportunités : de nouveaux contacts, des relations professionnelles, etc. Aujourd’hui les directeurs des ressources humaines, dans leur évaluation des jeunes candidats, ont le réflexe de regarder Facebook pour évaluer les traits de personnalité des candidats…

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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