Bulletins de l'Ilec

Un paysage où la concentration domine - Numéro 389

01/04/2008

De très fortes inégalités dans l’accès des consommateurs aux enseignes et un paysage commercial très concentré : ces deux enseignements tirés de l’étude Loc@lEnseigne sont un pavé dans la mare. « Il ne s’agit pas de fustiger telle ou telle enseigne ou d’instruire le procès de la grande distribution mais simplement d’établir un constat : si les parts de marché nationales des enseignes sont connues, en revanche, leurs parts locales ne le sont pas. L’étude n’entend pas délivrer de vérité globale mais simplement des vérités locales. Un acteur peut avoir une faible part de marché sur le plan national et être très puissant sur certains marchés locaux », explique Christophe Girardier, président du cabinet de geomarketing Asterop, auteur de l’étude. Celle-ci analyse les parts de marché locales des enseignes de l’univers généraliste et spécialisé (sport, électrodomestique, meuble, bricolage). « Elle a été validée, précise Christophe Girardier, par un comité scientifique indépendant coprésidé par Gilles Celeux, directeur de recherche, spécialiste des approches de modélisation à l’Inria (Institut national de recherche en informatique et en automatique), et par le sociologue Gérard Mermet. » 629 zones de vie inégalement équipées Cinquante mille magasins ont été traités, ainsi que les parts de marché de chacune des enseignes de l’univers GMS, sur 629 marchés locaux de référence découpant le territoire national. Pour définir une zone locale objective et la part de marché, l’étude se fonde non sur le département (1) mais sur la notion de « marché local de référence » ou « zone de vie », qui restitue la mobilité des consommateurs (travail, courses, démarches administratives, culture, éducation) et l’attractivité des pôles urbains. L’étude a modélisé la zone de chalandise de chaque point de vente, sur la base de ses facteurs d’attractivité propres, et calculé sa part de marché dans tous les quartiers constituant cette zone. La méthode apprécie l’attrait des points de vente selon cinq facteurs : accès, taille, pression concurrentielle, attrait liée à l’enseigne, attrait commercial induit. Les magasins ont ensuite été agrégés par groupes d’enseignes pour que puisse être calculée, par zones de vie, la part de chaque enseigne. Dans chaque zone de vie, l’étude distingue les situations de dominance (« leadership »), où une enseigne détient une part de marché très supérieure à celles des concurrentes, les situations de domination partagée (« duel »), où deux acteurs se partagent l’essentiel du marché, et les situations où plusieurs acteurs se partagent le marché de manière plus équilibrée (« situations plurielles », en pratique « triangulaires » ou « quadrangulaires »). Inégalité d’accès des consommateurs aux enseignes « Ce n’est pas tant la densité commerciale qui compte (le nombre de mètres carrés rapporté à la population) que la consommation des ménages par mètre carré accessible », explique Christophe Girardier, « dans l’univers des grandes surfaces alimentaires, pour le même potentiel de consommation des ménages, certaines zones de vie disposent de trois fois moins de surfaces disponibles que d’autres. Cela peut atteindre quinze fois moins dans les grandes surfaces spécialisées. » Les disparités vont d’un à trois dans le secteur des hypermarchés, supermarchés et maxidiscomptes, d’un à dix dans le sport et l’électrodomestique, d’un à quinze dans le meuble et le bricolage. La zone de Paris est sous-équipée dans le meuble, le sport et le bricolage. Absence de concurrence Dans l’univers de la distribution généraliste (GSA), un acteur est en situation de prédominance dans 60 % des 629 zones de vie, avec une part de marché de plus de 25 % et de 15 points supérieure à celle du deuxième. Deux acteurs prédominent le marché dans 27 % des zones. La concurrence n’est plurielle que dans 13 % des zones (2). « Les groupes Carrefour et Leclerc détiennent à eux seuls 60 % des positions de leadership, et sont respectivement leaders dans 41 % et 11 % des zones de vie, preuve que la loi Raffarin n’a pas protégé le petit commerce », résume Christophe Girardier (3). Système U et Auchan plafonnent à 3 % . Dans l’univers du sport, les inégalités sont encore plus fortes. Une enseigne est en situation de prédominance dans 72 % des zones de vie, qui représentent 88,5 % de la consommation des Français, le duel ne s’observe que dans 18 % des zones et la concurrence plurielle dans 10 % . Décathlon est prédominant dans 116 zones représentant 71,3 % de la consommation française. Intersport est prédominant dans 106 zones, mais cela ne représente que 6,2 % de la consommation. Leclerc, avec une domination dans 23 zones, s’arroge 1,2 % . « Cela prouve, note Christophe Girardier, que l’on peut être hégémonique dans une zone de vie sans pour autant détenir une position importante dans la consommation française. » La situation est différente dans le bricolage : 50 % du marché (au lieu de 95 % pour le sport) est en situation de leadership ou de duel. Bricomarché (groupement des Mousquetaires) est prédominant dans 52 zones de vie qui ne représentent que 2,6 % de la consommation française. Adeo (Leroy Merlin) n’est prédominant que dans 37 zones de vie qui pèsent cependant pour 12 % de la consommation. « Le bricolage est plus concurrentiel, mais il y a moins d’acteurs très forts », confirme Christophe Girardier. Dans l’univers des grandes surfaces spécialisées, le secteur le moins concentré est l’électrodomestique, où plus de trois acteurs se partagent plus de 70 % de la consommation. Les acteurs dominants y sont des hypermarchés, Leclerc dans 123 zones de vie qui ne représentent que 8 % de la consommation des ménages, ou Carrefour, dans 26 zones (3,2 % ). Dans le secteur du meuble, la situation de prédominance n’est pas l’apanage des grandes enseignes : les acteurs locaux s’arrogent 59 zones de vie. La position de prédominance est-elle préjudiciable aux consommateurs en termes de prix ? « Cela dépend, répond Christophe Girardier, Ikea, leader dans 56 zones de vie, représente 42,6 % de la consommation mais a contribué, sur une longue période, à faire baisser les prix de l’ordre de 20 % . Le leader peut être vertueux. » Le problème est moins le niveau de part de marché que le comportement des distributeurs en situation de monopole. Peut-on reprocher à une enseigne d’être présente là où le marché est prospère ? « Posons-nous plutôt la question : quel usage l’enseigne fait-elle de son leadership ? », souligne Christophe Girardier. Un fort potentiel de développement Selon Asterop, dans l’hypothèse d’un équipement supplémentaire des zones les moins couvertes jusqu’au niveau de la couverture moyenne, le potentiel de développement s’élèverait à 17 milliards d’euros. Il atteindrait 35 milliards par an dans l’hypothèse d’un équipement au niveau des meilleures couvertures observées, soit sept millions de mètres carrés supplémentaires. C’est l’équivalent de cinq mille nouveaux magasins, dont plus de la moitié de proximité, et de deux cent mille emplois créés. Cette opportunité de développement permettrait de rétablir un pluralisme concurrentiel dans 60 % des zones de vie, particulièrement sur la façade atlantique, dans la moitié sud de la France, dans le Nord et dans la zone de vie parisienne. Cette perspective converge avec celle envisagée par le rapport Attali et son volet sur la réforme de l’urbanisme commercial pour plus de souplesse. « Alors que le démantèlement, préconisé par UFC Que choisir, ne crée ni croissance ni emploi, la concurrence crée de la croissance supplémentaire, de nouveaux emplois et favorise l’émulation des enseignes pour plus de diversité dans l’offre, de créativité des concepts, de choix et de compétitivité des prix. Dans le cadre du projet de loi de modernisation de l’économie, le Parlement doit saisir cette chance historique de faire évoluer l’encadrement réglementaire pour changer la vie quotidienne des consommateurs », estime Christophe Girardier. Une nouvelle étude Loc@lEnseigne est prévue l’année prochaine. (1). Le département se définit depuis Napoléon par « une journée à cheval à partir de la préfecture ». Aujourd’hui, le consommateur dépasse cette limite administrative. (2). Les groupes prédominants par zones de vie : Carrefour (119), Leclerc (101), Système U (57), Mousquetaires (46), Auchan (17), Casino (13), Cora (7). (3). Le rapport du Conseil de la concurrence d’octobre 2007 soulignait que le renforcement des barrières réglementaires à l’entrée du marché enchérissent et rendent plus complexe le montage des dossiers d’ouverture, décourageant les petits acteurs.

Jean Watin-Augouard

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