Bulletins de l'Ilec

Une stratégie ignorée... - Numéro 390

01/05/2008

Entretien avec Jean-Paul Tran Thiet, associé en droit européen, droit de la concurrence et regulations chez White & Case LLP

Comment définir la « politique industrielle » ? Pourquoi l’expression a-t-elle été longtemps taboue dans le débat communautaire ? Jean-Paul Tran Thiet : Pour être simple, la politique industrielle se définit comme une intervention des pouvoirs publics dans le fonctionnement de l’économie de marché, afin d’encourager le développement d’un secteur ou d’une technologie. Elle peut recourir à de nombreux outils : aides à certaines entreprises ou à certains secteurs, promotion de la recherche-développement (éventuellement orientée vers des technologies bien définies), adoption de normes et de réglementations techniques, etc. La politique industrielle a été longtemps taboue en Europe parce qu’on considérait qu’elle faisait peser un risque sur le marché unique. La crainte majeure était que des interventions publiques visant à favoriser les entreprises nationales ne réduisent à néant la suppression des barrières douanières entre les pays de l’Union. Dans le texte du traité de Rome, tel qu’il a été signé en 1958, le rappel des principes de l’économie de marché est omniprésent (article 2, article 3-c, article 3-g, ainsi que l’ensemble du chapitre consacré aux règles de concurrence). Sur ces bases, les institutions européennes, notamment la Commission, se sont efforcées de limiter au maximum la capacité d’intervention des Etats dans l’économie. Quels ont été les échecs et les succès de la politique industrielle européenne ? J.-P. T. T. : Il faut distinguer les succès de la « politique industrielle européenne » en tant que telle de ceux de « la politique industrielle en Europe ». Les premiers sont partiellement ou totalement attribuables à une intervention décisive des institutions de l’Union. Les autres relèvent plutôt d’initiatives nationales, isolées ou communes à plusieurs pays. Dans la première catégorie, je mettrais le succès de la téléphonie mobile dite de deuxième génération, celle du GSM. On oublie souvent le rôle déterminant joué par les institutions européennes, qui ont encouragé la recherche et, surtout, la définition de normes harmonisées pour ce qui est devenu un standard reconnu au niveau mondial. Les fabricants européens de terminaux et d’équipements (Nokia, Ericsson, Alcatel…) en ont tiré grand profit pendant deux décennies, même si aujourd’hui leur situation concurrentielle est devenue plus précaire. Dans la seconde, on mentionnera évidemment les industries aéronautique (Airbus, dont les déboires récents ne doivent pas faire oublier l’incontestable réussite technique et commerciale) et spatiale (Ariane, qui contrôle la plus grande partie du marché mondial des lanceurs de satellites). Sans oublier les succès mondiaux résultant d’initiatives purement nationales, par exemple dans l’industrie nucléaire. Cinq ans de retard depuis 1999 dans le programme de navigation par satellite Galileo : un succès politique malgré tout, ou l’effet d’une impuissance ? J.-P. T. T. : Les deux, bien sûr ! Un succès politique, compte tenu de l’ambition technologique, financière et sociétale de ce programme. Un échec partiel, néanmoins, largement causé par la logique dite du retour qui conduit chaque Etat à revendiquer une part du gâteau, en termes de retombées industrielles, au risque de menacer la cohérence et l’efficacité du projet. C’est le signe d’une incontestable insuffisance de maturité européenne : on raisonne encore trop selon une optique nationale. C’est un peu comme si telle ou telle région française exigeait d’avoir une quote-part de production locale dans le cadre de la construction de la centrale nucléaire de troisième génération (EPR) à Flamanville. Qui est fondé à définir la pertinence de la politique industrielle à vingt-sept ? Le Conseil « compétitivité », le Parlement, le Conseil européen de la recherche ? L’UE a-t-elle les moyens institutionnels de tenir le rôle classique de l’Etat modernisateur ? J.-P. T. T. : L’idéal serait que les choix de politique industrielle fassent l’objet d’une adoption conjointe par le Parlement européen et le Conseil compétitivité. Bien entendu, cela se ferait dans le cadre des grandes options stratégiques définies au niveau des chefs d’État et de gouvernement, c’est-à-dire du Conseil européen. Quelles peuvent être les ambitions, la place de l’Europe dans la division internationale du travail ? Quels avantages comparatifs développer ? J.-P. T. T. : Un choix a été opéré dans le cadre de la « stratégie de Lisbonne ». Exprimée en termes très généraux, cette stratégie vise à fonder la compétitivité de l’Europe sur une « économie de la connaissance », s’appuyant sur le développement technologique et les services. Quelle priorité sectorielle définir ? De quelles technologies l’Europe doit-elle impérativement conserver la maîtrise ? J.-P. T. T. : L’Europe doit veiller à ne pas se faire distancer dans les secteurs qui ont fondé sa prospérité passée et présente : les matériaux, les biens d’équipement, les transports… Elle devra aussi devenir ou demeurer un pôle technologique majeur pour tout ce qui concerne les industries de l’énergie et de l’environnement, les techniques de l’information et de la communication, les nanotechnologies et les technologies du vivant. Comment articuler stratégie industrielle et règles du marché intérieur ? L’application stricte des règles de concurrence (ententes, concentration, subvention) n’est-elle pas préjudiciable à la politique industrielle ? J.-P. T. T. : Une application stricte des règles de concurrence, qui reposent sur la toute-puissance des mécanismes du marché, est difficilement compatible avec la mise en œuvre d’une stratégie industrielle. Concilier les deux reste possible dans deux hypothèses. Si les pays de l’Union, par le biais de leurs institutions, décident de mettre en œuvre des actions de stratégie industrielle, les règles de concurrence doivent être appliquées à la lumière de ces grands choix politiques, dont la cohérence devra être respectée. Si ce sont des autorités nationales qui ont décidé de mettre en œuvre de telles actions, les règles européennes de concurrence ne doivent leur être opposées que s’il a été établi que leur intervention est de nature à porter atteinte aux échanges entre Etats membres, dans un sens défavorable à l’intérêt commun. En d’autres termes, il faudrait renverser la charge de la preuve, et exiger de la Commission qu’elle prouve l’existence d’un effet négatif sur le marché intérieur, pour justifier son intervention au nom de la concurrence, plutôt que d’imposer aux autorités nationales qu’elles fassent la démonstration de l’innocuité de leur action pour l’économie européenne (on notera que la démonstration d’une telle innocuité signifierait l’absence de réelle nécessité de l’intervention publique). Dans ce domaine aussi, on devrait imposer le principe de subsidiarité. La mise en place, à l’échelon de l’Union, d’une autorité administrative indépendante de la concurrence permettrait-elle une meilleure approche des règles de concurrence ? J.-P. T. T. : La distinction entre une autorité technique, qui effectuerait un bilan concurrentiel, et une autorité politique, qui serait à la fois initiatrice et responsable du respect des choix de stratégie industrielle, permettrait à l’action européenne de gagner beaucoup en lisibilité. La judiciarisation croissante de la politique de concurrence n’est-elle pas préjudiciable à la puissance industrielle ? J.-P. T. T. : Il est incontestable que plus on laisse de pouvoir aux juges, plus on en retire aux décideurs politiques. Cela dit, il ne faut pas jeter la pierre au juge communautaire. C’est principalement notre incapacité à opérer des choix de stratégie industrielle au niveau européen qui a conduit à laisser à la Cour de justice un pouvoir de décision qu’elle n’avait pas revendiqué. Faut-il faire porter l’effort sur les conditions financières et administratives propres à développer l’esprit d’entreprise ? J.-P. T. T. : Les actions globales visant à développer l’esprit d’entreprise et à favoriser la création de richesses sont bien entendu nécessaires. Cela dit, elles ne sont nullement suffisantes pour opérer des choix de stratégie industrielle. Faut-il un « small business act européen » (projet Stoleru) ? J.-P. T. T. : Encourager le développement d’entreprises petites et moyennes est indispensable, pour dynamiser le tissu économique européen, mais cela ne saurait suffire à favoriser le développement de filières technologiques. Comment améliorer l’attrait du territoire européen pour y maintenir les centres de décision et les activités de R&D, elles-mêmes touchées par les délocalisations ? Le Marché intérieur est-il encore pertinent pour les grands groupes ? J.-P. T. T. : De nombreuses mesures peuvent être envisagées pour améliorer l’attrait du territoire européen. Il faut se concentrer sur ses points forts (qualification de la main-d’œuvre, qualité des infrastructures, existence d’un marché solvable important, etc.), mais également atténuer ses points faibles (excès et parfois imprévisibilité de la réglementation, judiciarisation). Il est clair que le Marché intérieur est encore pertinent pour nos grands groupes, en ce qu’il peut constituer le camp de base de leur développement. Aucun de nos marchés nationaux n’est suffisamment important pour tenir ce rôle. Une stratégie industrielle commune ne suppose-t-elle pas une forme de préférence communautaire, sinon de patriotisme économique ? En quoi l’UE n’est-elle pas soluble dans l’OMC ? J.-P. T. T. : Il me semble préférable d’éviter les termes « préférence communautaire ». Ils fleurent bon la « forteresse Europe ». En revanche, l’Europe doit être très soucieuse de réciprocité dans les échanges. Cela suppose qu’elle sache défendre les intérêts de ses entreprises, au sein de l’OMC comme sur le plan bilatéral. Avec 2 500 milliards de dollars aujourd’hui, 12 500 en 2015, les fonds dits souverains, contrôlés par des Etats, ne doivent-ils pas conduire l’Europe à plus de vigilance quant au contrôle des technologies critiques (prise de participation dans des sociétés) ? J.-P. T. T. : Les fonds souverains peuvent être une opportunité de diversification pour le financement des entreprises européennes. S’ils se contentent de participer au recyclage des capitaux accumulés, notamment par les producteurs de matières premières, ils peuvent avoir un effet bénéfique. En revanche, si les pays dont ils sont originaires leur assignent des visées politiques ou stratégiques, l’Europe doit faire preuve d’une grande vigilance. Les moyens à privilégier pour réagir devraient être d’imposer plus de transparence dans les objectifs et la gouvernance des fonds souverains, et d’exiger une réciprocité dans l’accès aux marchés. La politique commerciale européenne se fonde-t-elle sur un principe de réciprocité ? J.-P. T. T. : Malheureusement, s’agissant de la réciprocité, l’Union a beaucoup de mal à mettre en accord ses déclarations et ses actions. Pour citer un cas concret, lorsque la CEE a signé l’accord international sur les marchés publics, en 1994, elle a déclaré qu’elle refuserait d’en étendre le bénéfice aux fournisseurs des pays dans lesquels les entreprises européennes ne peuvent pas concourir à égalité de concurrence avec les entreprises locales. Or, quelques années plus tard, lorsque l’UE a adopté les directives établissant des procédures communes pour les entités adjudicatrices des Etats membres, elle n’a rien prévu d’effectif leur permettant d’exclure la candidature des entreprises dont les centres de décision sont situés dans des pays qui écartent nos offres. Cette lacune subsiste aujourd’hui. Dans son rapport Une stratégie européenne pour la mondialisation (avril 2008), Laurent Cohen-Tanugi parle de « caractère consensuel en Europe de la stratégie de Lisbonne ». Est-ce bien sûr ? Le consensus ne se limite-t-il pas à la table du Conseil et aux institutions de l’UE, laissant les acteurs socio-économiques dans une large indifférence ? J.-P. T. T. : Dire que la stratégie de Lisbonne revêt en Europe un caractère consensuel relève du wishful thinking. En dehors d’un petit cercle d’initiés, aucun citoyen européen ne sait ce qu’est la stratégie de Lisbonne. D’ailleurs, il faudra bien un jour mettre fin à ce jargon communautaire, qui baptise du nom d’une ville des décisions politiques qu’on ne sait pas qu​‌’on ne veut pas expliquer au public : « processus de Barcelone », « stratégie de Lisbonne », « compromis de Luxembourg », « accords de Londres », etc. On ne peut pas à la fois jargonner à ce point et prétendre mieux associer les citoyens aux décisions européennes. Sur le fond, décider d’une stratégie dont on n’identifie clairement ni les acteurs ni les responsables, dont on ne définit pas les échéances et dont on ne précise pas les sanctions – fussent-elles politiques – qui suivraient toute défaillance, ne peut susciter qu’un grand scepticisme. Sur ce point, les conclusions du rapport publié par l’institut Montaigne en 2004(1), restent pleinement d’actualité. S’il ne devait y en avoir qu’une, quelle devrait être, en matière de politique industrielle, la priorité de la présidence française de l’UE au deuxième semestre ? J.-P. T. T. : Sans le moindre doute, le secteur énergétique, y compris les technologies liées au développement durable. (1) Cinq ans après Lisbonne, comment rendre l’Europe compétitive ? , novembre 2004, disponible sur www.institutmontaigne.org

Propos recueillis par Jean Watin-Augouard

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