Bulletins de l'Ilec

... et une industrie méconnue - Numéro 390

01/05/2008

Entretien avec Gilles Le Blanc, professeur d’économie, Ecole nationale supérieure des mines de Paris

Comment définir la « politique industrielle » ? Pourquoi l’expression a-t-elle été longtemps taboue dans le débat communautaire ? Gilles Le Blanc : Une politique industrielle cohérente et légitime devrait articuler un champ d’action (qu’est-ce que l’industrie et qu’est-ce qui justifie une action publique à son endroit ? ), des objectifs (quels sont les effets attendus de l’intervention publique ? ) et des instruments (associés à des objectifs et des cas d’application précis). Si une de ces dimensions manque, le dispositif perd toute vision d’ensemble, est impossible à évaluer et se réduit à un catalogue de mesures. Une des racines du problème actuel tient au premier chef à la confusion quant à ce qu’est l’industrie aujourd’hui, ce que sont ses grandes caractéristiques. Il y a insuffisante prise en compte des transformations structurelles très profondes des deux dernières décennies. Pendant des années, on a cessé de parler d’industrie. Dans les enceintes européennes, le terme de politique industrielle était à bannir absolument, car connoté par l’interventionnisme étatique à la française, un chiffon rouge pour beaucoup de pays. De plus, la problématique économique de l’Union a été définie autour d’une économie dite « de l’information » et « de la connaissance », qui a rejeté dans l’ombre, au second plan, les sujets industriels. Dans notre pays, l’attention s’est focalisée sur d’autres phénomènes censés expliquer les grandes évolutions de l’économie : le passage à l’échelle européenne, les techniques de l’information, porteuses, disait-on alors, d’une « nouvelle économie », la « financiarisation » et surtout la mondialisation. Les services, Internet, la finance, le tourisme, seraient dans ce contexte notre horizon indépassable, auquel il faudrait s’adapter nécessairement. Lorsque la question industrielle est brutalement revenue dans le débat politique, autour des questions de délocalisations et de déclin économique, le débat de fond a été esquivé : il s’est agi directement de mettre en place de nombreux instruments (pôles de compétitivité, Agence de l’innovation industrielle, secteurs stratégiques, plan gazelles…), sans réflexion organisée sur les objectifs, le champ, la légitimité de ces actions. Quelles peuvent être les ambitions et la place de l’Europe dans la division internationale du travail ? Quels avantages comparatifs développer ? Gilles Le Blanc : L’Europe conserve, par sa géographie, son marché intérieur, ses grandes entreprises, ses réseaux industriels locaux, une place significative dans l’économie globalisée et la division internationale des tâches qui lui est associée. Cependant, appuyé sur ces seuls facteurs, son rôle est amené à régresser, du fait de la croissance des économies émergentes. Il est donc indispensable de reconstruire des facteurs de compétitivité. Pour cela, il faut prendre la mesure de la proximité de toutes les dimensions de nos économies avec la frontière technologique où les NTIC sont déterminantes, qu’il s’agisse de biens ou de services, et en tirer les conséquences. Cela signifie que les stratégies de rattrapage, d’imitation, de concurrence en prix, sont désormais inefficaces. Pour garder son poids économique, l’Europe doit fondamentalement innover, au sens d’inventer du nouveau (produits, usages, combinaison de biens et services, tarification, procédés…). Elle dispose pour cela d’atouts réels qui sont autant d’avantages comparatifs à stimuler et à renforcer : sa R&D est certes trop fragmentée et éparpillée, mais elle a une avance mondiale dans plusieurs domaines, ses marques lui donnant les moyens d’une différenciation qualitative qui se traduit en consentement à des prix supérieurs. Elle a aussi une capacité historique à créer, à expérimenter auprès des consommateurs et à diffuser à l’échelon mondial des normes et des standards qui orientent la concurrence sur les marchés et procurent aux firmes domestiques des avantages concurrentiels. Faut-il un « small business act européen » (projet Stoleru) ? Gilles Le Blanc : Un SBA européen est une réponse partielle et très imparfaite à un problème structurel majeur des économies européennes : la difficulté à faire croître et à imposer nos PME dans la compétition globalisée. Ouvrir des marchés publics réservés revient à une politique de quotas et de protection masquée, dont on connait les effets pervers. Il serait plus efficace de stimuler directement la R&D, la publicité, l’effort d’exportation de ces entreprises, et d’encourager par des mesures variées, notamment fiscales et financières, le regroupement et la concentration de notre tissu industriel, encore trop fragmenté, faiblement européen et composé d’entreprises en moyenne de petite taille. Comment améliorer l’attrait du territoire européen pour y maintenir les centres de décision et les activités de R&D, elles-mêmes touchées par les délocalisations ? Le Marché intérieur est-il encore pertinent pour les grands groupes ? Gilles Le Blanc : Les délocalisations ont principalement touché jusqu’à présent les activités productives, mais la volonté de rapprocher les centres de R&D des usines, pour faciliter les communications et la proximité du marché final, est une incitation puissante à leur délocalisation. Il s’agit d’une menace majeure pour l’économie européenne, car elle priverait nos territoires de la maîtrise de la conception, de la valeur ajoutée des produits, et accélérerait les transferts de technologies et de compétences, avec en retour une concurrence accrue pour nos productions domestiques. Pour faire face à cette menace, il faut mettre en évidence et renforcer les gains et l’efficacité accrue que représente pour une entreprise la localisation de ses moyens de R&D dans nos réseaux et nos pôles d’innovation. L’innovation reste une activité très aléatoire. Elle est difficile à évaluer, et de plus en plus coûteuse et complexe à gérer. Toute économie, dans ce domaine, est une source de compétitivité, et les marges de manœuvre y sont bien plus importantes qu’en matière de coûts. Des pôles d’innovation reconnus offrent sur ce point des synergies et des garanties, à condition de ne pas les limiter à des spécialités sectorielles préfixées, mais de jouer de la capacité d’innovation globale et des interactions trans-sectorielles, au cœur de tous les grands défis actuels : santé, énergie, numérique, environnement… Développer, renforcer, valoriser de grands pôles européens de ce type, à l’image de Boston ou de la Silicon Valley, qui ont su changer souvent de spécialisation et de champ technologique ces dernières décennies, serait un facteur d’attractivité et de défense de nos capacités de R&D. S’il ne devait y en avoir qu’une, quelle devrait être, en matière de politique industrielle la priorité de la présidence française de l’UE au deuxième semestre ? Gilles Le Blanc : Répondre à une urgence, l’absence de plus en plus déstabilisante de l’Europe sur ces questions : pour cela, afficher solennellement une véritable volonté et une ambition communes en matière industrielle, expliquer le rôle économique de l’industrie pour l’Union et la légitimité d’une politique intégrée dans ce domaine, déclarer que l’Europe entend conserver un rôle mondial en matière industrielle, en s’en donnant les moyens. Avant même de passer au débat sur les instruments et les moyens d’action, inscrire l’industrie au cœur de nos politiques économiques, formuler une vision, construire un discours cohérent accessible à tous, sont des priorités.

Propos recueillis par J. W.-A.

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